Introduction
1) Trouvez
différents types de vérités, trouvez différents types d’opinions et cherchez
par quels critères les distinguer.
2) Citez
des cas où il semble difficile de démêler opinion et vérité
3) Citez
des cas d’opinions qui sont devenues des vérités, ou des vérités qui se sont
révélées être des opinions ?
4) Quelles
opinions resteront toujours des opinions ? Quelles sont alors les caractéristiques
de ces opinions ?
5) Quelles
vérités resteront toujours des vérités ? Quelles sont alors les
caractéristiques de ces vérités ?
Consigne : quand vous
cherchez à répondre à de telles questions, vous pouvez vous donner des exemples
mais vous ne devez pas vous y arrêter, il faut que vous trouviez les
caractéristiques communes à tous les exemples. Il faut que vous puissiez formuler une règle générale qui vous permet
de déterminer dans tous les cas ce qui caractérise l’opinion et la vérité.
C’est une consigne très importante en philosophie : on ne cherche pas
quelques exemples mais on cherche à trouver ce qui subsiste, ce qui fait que
les exemples illustrent bien la même chose (pensez aux réponses de Hippias à
Socrate, Socrate ne cherche pas des exemples de belles choses mais la
définition du beau !)
I.
Il n’y a que des
opinions : les difficultés de la position affirmative (sophistique) et
sceptique
Texte 1
Socrate – Reprends donc la question à son début,
Théétète : essaie de dire en quoi consiste la science (...)
Théétète – Donc, à mon jugement, celui qui sait
sent ce qu’il sait, et à dire la chose telle au moins qu’actuellement elle
m’apparaît, science n’est pas autre chose que sensation.
Socrate – Voilà qui est beau et noble, mon jeune
ami : voilà comment il faut, en sa parole, faire apparaître sa pensée. Eh
bien, allons et de concert examinons si c’est là, au fait, produit viable ou
apparence creuse. C’est la sensation, dis-tu, qui est la science ?
Théétète – Oui
Socrate – Tu risques, certes, d’avoir dit là parole
non banale au sujet de la science et qui, au contraire, est celle même de
Protagoras. Sa formule est un peu différente, mais elle dit la même chose. Lui
affirme, en effet, à peu près ceci : « l’homme est la mesure de
toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de leur être ; pour
celles qui ne sont point, mesure de leur non-être. » Tu as lu cela,
probablement ?
Théétète – Je l’ai lu et bien souvent.
Socrate – Ne dit-il pas quelque chose de cette
sorte : telles tour à tour m’apparaissent les choses, telles elles me
sont ; telles elles t’apparaissent, telles elles te sont ? Or, homme,
tu l’es et moi aussi.
Théétète – Il parle bien en ce sens.
Socrate – Il est vraisemblable, au fait, qu’un
homme sage ne parle pas en l’air : suivons donc sa pensée. N’y a-t-il pas
des moments où le même souffle de vent donne, à l’un de nous le frisson et à
l’autre, point ; à l’un, léger, à l’autre, violent ?
Théétète – Très certainement.
Socrate – Que sera, en ce moment, par soi-même, le
vent ? Dirons-nous qu’il est froid, qu’il n’est pas froid ? Ou bien
accorderons-nous à Protagoras qu’à celui qui frissonne, il est froid ;
qu’à l’autre, il ne l’est pas ?
Théétète – C’est vraisemblable.
Socrate – N’apparaît-il pas tel à l’un et à
l’autre ?
Théétète – Si.
Socrate – Or cet « apparaitre », c’est
être senti ?
Théétète – Effectivement.
Socrate – Donc apparence et sensation sont
identiques, pour la chaleur et autres états semblables. Tels chacun les sent,
tels aussi, à chacun, ils risquent d’être.
Théétète – Vraisemblablement.
Socrate – Il n’y a donc jamais sensation que de ce
qui est, et jamais que sensation infaillible, vu qu’elle est science.
Théétète – Apparemment. (...)
Socrate – Eh bien, sais-tu,
Théodore, ce qui m’étonne de ton ami Protagoras ?
Théodore – Quoi donc ?
Socrate – Dans l’ensemble il a dit choses qui me
plaisent fort, montrant que ce qui semble à chacun est, comme tel, réel. Mais
le début de son discours m’a surpris. Que n’a-t-il dit, en commençant sa
vérité, que « la mesure de toutes choses, c’est le pourceau » ou
« le cynocéphale » ou quelque bête encore plus bizarre parmi celles
qui ont sensation ? C’eût été façon magnifique et hautement méprisante
d’entamer, pour nous, son discours. Il eût ainsi montré, alors que nous
l’admirions à l’égal d’un dieu pour sa sagesse, qu’au bout du compte il n’était
supérieur, en jugement, je ne dis pas seulement à aucun autre homme, mais même
pas à un têtard de grenouille. Autrement que dire, Théodore ? Si à chacun
est vraie l’opinion où se traduit sa sensation ; si, l’impression
qu’éprouve l’un, nul autre ne la peut mieux juger, et si, l’opinion qu’il a,
nul autre ne peut avoir plus de titres à en examiner la justesse et la
fausseté ; si, au contraire, comme nous l’avons dit souvent, ce ne sont
que ses propres impressions que chacun, pour lui seul, traduit en opinions,
impressions qui, toutes, sont justes et vraies, en quoi donc, cher ami,
Protagoras serait-il sage, au point de mériter d’enseigner les autres au taux d’énormes
honoraires, tandis que nous, plus dépourvus de savoir, aurions à fréquenter ses
leçons à lui, bien que chacun de nous fût mesure à soi-même de sa propre
sagesse ? Comment ne pas affirmer que Protagoras ne fait là que des
phrases pour la foule ? Quant à mes prétentions, à celles de mon art
maïeutique, je tais de quelle dérision on doit les payer, elles, et, je pense,
l’entretien dialectique avec tout son labeur. Car examiner, chercher à réfuter
les représentations et opinions les uns des autres alors qu’elles sont justes
pour chacun, n’est-ce pas là prolixe et criard bavardage ?
Platon, Théétète, 151d-162a
1) Quelle est la thèse de Protagoras ?
2) Que veut montrer Socrate en prenant l’exemple du pourceau ou du
cynocéphale (animaux ressemblant au porc) ?
3) Si chaque individu est norme du vrai, un enseignement est-il
justifié ? Quelles conceptions du savoir pourrait-on alors défendre ?
Texte 2
Chap. VII Si
les Sceptiques établissent quelques dogmes.
Nous disons que le sceptique n’établit aucun dogme
ni aucune décision. Mais cela ne se doit pas entendre dans le sens, suivant
lequel quelques-uns prenant ce terme de dogme d’une manière générale, disent
qu’il signifie une assertion ou un assentiment à l’égard de quelque chose que
ce soit. Suivant cette signification étendue, le sceptique avoue et assure ce
que les sens et son imagination l’obligent d’avouer ; et s’il a chaud, par
exemple, ou s’il a froid, il ne dira pas, je crois que je n’ai pas froid, ou
que je n’ai pas chaud. Mais si l’on prend ce mot, dogme, pour une assertion,
sur une chose douteuse et incertaine, telles que sont celles dont on dispute
dans les sciences, nous disons qu’en ce sens-là, un sceptique n’établit aucun
dogme. Car un Pyrrhonien n’assure rien à l’égard d’une chose incertaine et
controversée. Bien plus, lors même, qu’il se sert de certaines locutions
familières aux Sceptiques ; en raisonnant sur des choses incertaines ; comme
quand il dit, pas plus ceci que cela, ou, je ne définis rien : ou quand il se
sert d’autres expressions semblables, dont nous parlerons ensuite, il ne
prétend par là établir aucun dogme. Celui qui établit ou suppose un dogme,
établit ou suppose comme une chose qui est, ce sur quoi il fonde son dogme.
Mais un sceptique ne dit pas que les termes dont il se sert, et par lesquels il
paraît marquer et établir son doute, soient tels que l’on doive absolument s’en
servir. Car il n’établit rien, non pas même son doute. (...)
Ainsi quand il se sert de ces sortes de façons de
parler, il ne prétend rien autre chose, que de dire et d’exposer ce qui lui
paraît, ce qu’il sent, et quel est l’état passif de son âme, sans rien
déterminer, et sans rien affirmer par rapport aux objets de dehors
Chap. XII
Quelle est la fin du scepticisme.
Il est à propos de dire ici quelque chose de la fin
du scepticisme. La fin en général, est ce pour quoi on fait, ou on considère
toutes choses : c’est ce que l’on ne recherche point pour quelque autre chose :
c’est ce qui est la dernière chose que l’on recherche. Nous disons donc maintenant,
que la fin du philosophe sceptique est l’Ataraxie, ou l’exemption de trouble à
l’égard des opinions, et la Métriopathie, ou la modération des passions ou des
souffrances dans les perceptions nécessaires et contraintes. Le sceptique
commençant à philosopher, et voulant discerner les différentes perceptions
qu’il avait des objets, et connaître celles qui étaient vraies et celles qui
étaient fausses, pour s’exempter par là d’inquiétude, si cela était possible ;
ayant rencontré des raisons contraires de pareille force dans les différents
sentiments des philosophes et ne pouvant juger de quel côté était la vérité, il
suspendit son jugement ; et alors l’Ataraxie ou l’exemption de trouble, fut une
suite heureuse, quoique fortuite, de cette suspension de son jugement à l’égard
des opinions. Cette suite est juste ; car enfin celui qui opine dogmatiquement,
et qui établit qu’il y a naturellement et réellement quelque bien et quelque
mal, est toujours troublé. Tant qu’il manque des choses qu’il croit être des
biens, il s’imagine que des maux vrais et réels le tourmentent, et il recherche
avec ardeur ce qu’il croit être de vrais biens : et s’il les obtient enfin, il
tombe encore dans plusieurs troubles ; soit parce qu’il n’agit plus alors
conformément à la raison, et qu’il s’élève sans mesure, soit parce que
craignant quelque changement il fait tous ses efforts pour ne pas perdre les
choses qu’il regarde comme des biens. Au contraire, celui, qui ne détermine
rien, et qui est incertain sur la nature de ce que l’on envisage comme des
biens et des maux, cet homme-là ne fuit, ni ne poursuit rien avec trop de
violence, et par conséquent il est exempt de trouble.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, tr.fr Claude Huart
1)
Quelle est la thèse de
Sextus à l’égard des opinions ?
2)
Quels peuvent être les
adversaires de Sextus et leurs arguments ?
3)
Pourquoi Sextus défend-il
une telle thèse ? Quel est l’enjeu pratique de sa thèse ?
4)
Vous paraît-il possible de
vivre ainsi ?
Texte 3
Et comment est-il possible
que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas
toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt
qu'aux Syriens, plutôt qu'aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui paraissent
telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l'opinion de
chacun n'est pas suffisante pour déterminer la vérité.
Nous ne nous contentons pas non plus quand il
s'agit de poids ou de mesures de la simple apparence, mais nous avons inventé
une norme pour ces différents cas. Et dans le cas présent, n'y a-t-il donc
aucune norme supérieure à l'opinion ? Et comment est-il possible qu'il n'y ait
aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu'il y a pour les hommes de plus
nécessaire ?
Il y a donc une norme.
Alors, pourquoi ne pas la
chercher et ne pas la trouver, et après l'avoir trouvée, pourquoi ne pas nous
en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d'un pouce ?
Epictète, Entretiens
1) Reconstruisez la logique de l’argument d’Epictète
2) Quels pourraient-être les arguments des adversaires
d’Epictète ?
3) Comment cette norme pourrait-elle être trouvée ?
II.
Trouver la vérité par-delà
les diverses opinions : la philosophie socratique
1)
Citez des exemples de
vérités qui semblent contre-intuitives, qui contredisent les opinions premières
qu’on peut avoir.
2)
Comment ces vérités peuvent-elles
être connues ?
Texte 4
SOCRATE – Puis donc qu'elle n'est pas la seule à
produire cet effet et que d'autres arts en font autant, nous sommes en droit,
comme à propos du peintre, de demander encore à notre interlocuteur de quelle
persuasion la rhétorique est l'art et à quoi s'applique cette persuasion. Ne
trouves-tu pas cette nouvelle question justifiée ?
GORGIAS – Je dis, Socrate, que cette persuasion est
celle qui se produit dans les tribunaux et dans les autres assemblées, ainsi
que je l'indiquais tout à l'heure, et qu'elle a pour objet le juste et
l'injuste.
SOCRATE – Je soupçonnais bien moi-même, Gorgias,
que c'était cette persuasion et ces objets que tu avais en vue. Mais pour que
tu ne sois pas surpris si dans un instant je te pose encore une question
semblable sur un point qui paraît clair et sur laquelle je veux néanmoins
t'interroger, je te répète qu'en te questionnant je n'ai d'autre but que de
faire progresser régulièrement la discussion et que je ne vise point ta
personne. Il ne faut pas que nous prenions l'habitude, sous prétexte que nous
nous devinons, d'anticiper précipitamment nos pensées mutuelles, et il faut
que toi-même tu fasses ta partie à ta manière et suivant ton idée.
GORGIAS –Ta méthode, Socrate, me paraît
excellente.
SOCRATE– Alors continuons et examinons encore ceci.
Y a-t-il quelque chose que tu appelles savoir ?
GORGIAS – Oui.
SOCRATE – Et quelque chose que tu appelles croire ?
GORGIAS – Certainement.
SOCRATE – Te semble-t-il que savoir et croire, la
science et la croyance, soient choses identiques et différentes ?
GORGIAS – Pour moi, Socrate, je les tiens pour
différentes.
SOCRATE – Tu as raison, et je vais t'en donner la
preuve. Si l'on te demandait : « Y a-t-il, Gorgias, une croyance fausse et une
vraie ? » tu dirais oui, je suppose.
GORGIAS – Oui.
SOCRATE – Mais y a-t-il de même une science fausse
et une vraie ?
GORGIAS – Pas du tout.
SOCRATE – Il est donc évident que savoir et croire
ne sont pas la même chose.
GORGIAS – C'est juste.
SOCRATE – Cependant ceux qui croient sont
persuadés aussi bien que ceux qui savent.
GORGIAS – C'est vrai.
SOCRATE – Alors veux-tu que nous admettions deux
sortes de persuasion, l'une qui produit la croyance sans la science, et l'autre
qui produit la science ?
GORGIAS – Parfaitement.
SOCRATE – De ces deux persuasions, quelle est celle
que la rhétorique opère dans les tribunaux et les autres assemblées
relativement au juste et à l'injuste ? Est-ce celle d'où naît la croyance
sans la science ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS – Il est bien évident, Socrate, que c'est
celle d'où naît la croyance.
SOCRATE – La rhétorique est donc, à ce qu'il
paraît, l'ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait
savoir relativement au juste et à l'injuste ?
GORGIAS – Oui.
SOCRATE – A ce compte, l'orateur n'est pas propre
à instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l'injuste,
il ne peut leur donner que la croyance. Le fait est qu'il ne pourrait instruire
en si peu de temps une foule si nombreuse sur de si grands sujets.
Platon, Gorgias,
454b-455a
1) Comment persuader et convaincre sont-ils distingués ?
2) Quelle conception de la rhétorique est ici présentée ?
3) Comment la philosophie se distingue-t-elle de la
rhétorique ?
Texte 5
— Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon
que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance.
Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant
sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les
jambes et le cou enchaînés de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs
que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur
vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et
les prisonniers passe une route élevée :
imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux
cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus
desquelles ils font voir leurs merveilles.
— Je vois cela, dit-il.
— Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des
hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des
statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de
matière ; naturellement, parmi ces
porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
— Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et
d'étranges prisonniers.
— Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d'abord,
penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose
d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la
paroi de la caverne qui leur fait face ?
— Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de
rester la tête immobile durant toute leur vie ?
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas—
de même ?
— Sans contredit.
— Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne
penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils
verraient ?
— Il y a nécessité.
— Et si la paroi du fond de la prison avait un
écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre
autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?
— Non, par Zeus, dit-il.
— Assurément, repris-je, de tels hommes
n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
— C'est de toute nécessité.
— Considère maintenant ce qui leur arrivera
naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur
ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser
immédiatement, à tourner le cou, à marcher à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il
souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout na
l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui
vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent,
plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus
juste ? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige,
à force questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu' il sera embarrassé,
et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que
les objets qu'on lui montre maintenant ?
— Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
— Et si on le force à regarder la lumière
elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? n'en fuira-t-il pas la vue
pour retourner aux choses qu' il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces
dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
— Assurément.
— Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par
force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche
pas avant de l'avoir traîné jusqu' à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il
pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera
parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat,
distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
— Il ne le pourra pas, répondit-il ; du moins dès
l'abord.
— Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir
les objets de la région supérieures D'abord cc seront les ombres qu'il
distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets
qui se reflètent dans les eaux' ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, Il
pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement
pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le
soleil et sa lumière.
— Sans doute.
— À la fin, j'imagine, ce sera le soleil — non ses
vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit — mais le
soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il
est.
— Nécessairement, dit-il.
— Après cela il en viendra à conclure au sujet du
soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout
dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce
qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
— Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il
arrivera
— Or donc, se souvenant de sa première demeure, de
la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de
captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces
derniers ?
— Si, certes.
— Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs
et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil
le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient
coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui
par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre
homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi
les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros de Homère,
ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un
pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses
anciennes illusions et de vivre comme il vivait.
— Je suis de ton avis, dit-il, il préférera tout
souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
— Imagine encore que cet homme redescende dans la
caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux
aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
— Assurément si, dit-il.
— Et s'il lui faut entrer de nouveau en
compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté
leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses
yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez
long) n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant
allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même
pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de
les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le
tueront-ils pas ?
— Sans aucun doute, répondit-il
— Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut
appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut,
comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la
lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans
la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères
comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas
sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est
vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'idée du
bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans
conclure qu'elle est la cause de tout ce qu' il y a de droit et de beau en
toutes choses ; qu'elle a, dans le monde
visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde
intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et
l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la
vie privée et dans la vie publique.
Platon, La République, VII, 514a-517c
1) Que nous dit l’allégorie sur les opinions que nous avons ?
2) Comment peut-on trouver la vérité ?
3) Qu’arrive-t-il à celui qui est sorti de la caverne et y
retourne ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Texte 6
Quiconque pense commence toujours par se tromper.
L’esprit juste se trompe d’abord tout autant qu’un autre ; son travail
propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la
première esquisse (...). Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et
toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. On comprend
que le liseur ne regarde pas à une lettre, et que, par un fort préjugé, il
croie toujours l’avoir lue, même quand il n’a pas pu la lire ; et, si elle
manque, il n’a pas pu la lire. Descartes disait bien que c’est notre amour de
la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet
élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est
elle-même généreuse ; elle va à pardonner l’erreur ; et il est vrai
qu’à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon
opinion un sot n’est point tant un homme qui se trompe qu’un homme qui répète
des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées.
Alain, Libres-propos
1) Quelle est la thèse d’Alain ?
2) D’après lui, pourrait-on ne jamais se tromper ?
3) Y a-t-il des erreurs qu’on peut redresser et d’autres qu’on ne
peut pas ? Comment pourrait-on les distinguer ?
III.
Savoir distinguer opinion et
vérité : la méthode d’analyse qui permet de vivre avec les opinions
1)
A votre avis, quels sont les
domaines dans lesquels il n’y a pas de vérité ?
2)
Y a-t-il des domaines où l’on
croit à tort qu’il y a de la vérité ?
3)
Trouvez des questions
insolubles en fait et insolubles en droit, et indiquez vos raisons.
4)
Dans quels domaines, et
pourquoi, avons-nous besoin d’opinions ?
Texte 7
SOCRATE. – Si un homme connaissant la route qui
mène à Larissa, ou en tout autre endroit que tu voudras, s’y rendait et y
conduisait d’autres personnes, ne serait-il pas un bon et excellent guide?
MÉNON. – Sans contredit.
SOCRATE. – Et si un autre conjecturait exactement
quelle est la route sans y être allé et sans la connaître, ne pourrait-il pas
lui aussi être un bon guide?
MÉNON. -Assurément si.
SOCRATE. – Et tant qu’il aura une opinion droite
sur les choses que l’autre connaît réellement, il sera un tout aussi bon guide,
quoiqu’il n’ait qu’une opinion vraie au lieu de science, que celui qui en a la
science.
MÉNON. – Tout aussi bon.
SOCRATE. – Ainsi l’opinion vraie n’est pas un moins
bon guide que la science pour la rectitude de l’action, et c’est ce que nous
avons négligé tout à l’heure dans notre recherche des propriétés de la vertu.
Nous disions que la science seule apprend à bien agir. Or l’opinion vraie
produit le même effet.
MÉNON. – C’est manifeste.
SOCRATE. – L’opinion vraie n’est donc pas moins
utile que la science.
MÉNON. – Avec cette différence, Socrate, que celui
qui a la science atteint toujours son but et que celui qui n’a qu’une opinion
vraie tantôt l’atteint, tantôt ne l’atteint pas.
SOCRATE. – Que dis-tu? Celui qui a une opinion
droite n’atteindrait pas toujours son but, tant que son opinion serait droite?
MÉNON. – Cela me parait forcé. Aussi je m’étonne,
Socrate, s’il en est ainsi, que la science soit beaucoup plus prisée que
l’opinion droite, et je me demande par quoi elles sont deux choses différentes.
SOCRATE. – Sais-tu d’où vient ton étonnement, ou
veux-tu que je te le dise?
MÉNON. – Oui, dis-le-moi.
SOCRATE. – C’est que tu n’as pas fait attention aux
statues de Dédale ; peut-être même n’y en a-t-il pas chez vous.
MÉNON. – Que veux-tu dire par là?
SOCRATE. – C’est que ces statues, si on ne les
attache pas, s’échappent et prennent la fuite, tandis que, si elles sont
attachées, elles demeurent en place.
MÉNON. – Qu’est-ce que cela fait?
SOCRATE. – Qu’une de ces statues soit laissée
libre, la possession n’en vaut pas grand-chose, pas plus que celle d’un esclave
fuyard ; car elle ne demeure pas en place ; attachée, elle est au contraire
d’une grande valeur ; car ces ouvrages sont d’une beauté parfaite. Qu’ai-je en
vue en citant cet exemple ? les opinions vraies. En effet: les opinions vraies,
tant qu’elles demeurent, sont de belles choses et produisent toutes sortes de
biens ; mais elles ne consentent pas à rester longtemps ; elles s’enfuient de
notre âme, de sorte qu’elles ont peu de valeur, tant qu’on ne les a pas
enchaînées par la connaissance raisonnée de leur cause. Et cela, mon cher
Ménon, c’est de la réminiscence, comme nous en sommes convenus précédemment.
Les a-t-on enchaînées, elles deviennent d’abord sciences, puis stables ; et
voilà pourquoi la science est plus précieuse que l’opinion droite, et elle en
diffère par le lien qui la fixe.
MÉNON. – Par Zeus, Socrate, cela semble bien être
comme tu dis.
SOCRATE. – Au reste, moi aussi, j’en parle comme un
homme qui ne sait pas, mais qui conjecture ; mais que l’opinion vraie et la
science soient choses différentes, ce n’est pas du tout pour moi une
conjecture, et si je puis dire que je connais quelques choses, et elles sont en
petit nombre, je puis au moins compter celle-ci comme une de celles que je
connais.
MÉNON. – Ce que tu dis est juste, Socrate.
SOCRATE. – Et ceci n’est-il pas juste aussi, que,
lorsque l’opinion vraie dirige l’exécution de nos actions, elle produit d’aussi
bons résultats que la science ?
MÉNON. – Ici encore, tu me parais être dans la
vérité.
SOCRATE. – L’opinion droite n’est donc en rien
inférieure à la science, ni moins utile en ce qui concerne nos actions, et
l’homme qui a une opinion vraie ne le cède point à celui qui a la science.
PLATON, Ménon, 96d-98c, trad. Chambry, Éd. Flammarion.
1)
Que permet l’opinion
vraie ?
2)
Quels sont ses
inconvénients ?
3)
Dans quels domaines peut-on
se fier à l’opinion vraie ? Dans quels autres a-t-on plutôt besoin de la
science ?
4)
Comment distinguer une
opinion vraie utile d’un savoir pratique ?
Texte 8
Les croyances dogmatiques
sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes
manières et peuvent changer de forme et d’objet ; mais on ne saurait faire
qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les
hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait
lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité
dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable qu’un grand nombre
d’hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
Or il est facile de voir
qu’il n’y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou
plutôt n’y en a point qui subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il
n’y a pas d’action commune, et sans action commune, il existe encore des
hommes, mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte
raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des
citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées
principales ; et cela ne saurait être, à moins que chacun d’eux ne vienne
quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un
certain nombre de croyances toutes faites.
Si je considère maintenant
l’homme à part, je trouve que les croyances dogmatiques ne lui sont pas moins
indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables. Si
l’homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert
chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en démonstrations
préliminaires sans avancer ; comme il n’a pas le temps, à cause du court
espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir
ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions
qu’il n’a eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même,
mais que de plus habiles ont trouvé ou que la foule adopte. C’est sur ce
premier fondement qu’il élève lui-même l’édifice de ses propres pensées. Ce
n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder de cette manière ; la loi
inflexible de sa condition l’y contraint.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
1)
Quelle est la thèse de
Tocqueville ? Pourquoi défend-il cette thèse ?
2)
D’après vous, quels
pourraient être ses adversaires et leurs arguments ?
3)
Trouvez des exemples de ces
croyances dogmatiques.
4)
Comment distinguer les
croyances dogmatiques à accepter comme telles des croyances dogmatiques qui
seraient des préjugés importants à critiquer ? Toutes les croyances
dogmatiques sont-elles également acceptables ?
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