I.
J’ai conscience d’être ce
que je suis : la conscience comme possibilité de réflexion sur soi-même
A) J’ai conscience d’être une substance pensante : la pensée
comme critère d’identité
Texte 1
Je suis,
j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire,
si je cessais de penser, que le cesserais en même temps d’être ou d’exister. Je
n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc,
précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un
entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était
auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais
quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. (...) Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une
chose qui pense? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme,
qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
DESCARTES, Méditations métaphysiques, Deuxième méditation
B) J’ai conscience d’être une personne : la mémoire comme
critère d’identité
Texte 2
§. 9. Cela posé, pour trouver en quoi consiste
l’Identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de Personne. C’est, à
ce que je crois, un être pensant &
intelligent, capable de raison & de réflexion, & qui se peut considérer
soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps
& en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a
de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée. (...) Et aussi
loin que cette conscience peut s’étendre
sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’Identité de
cette personne : le soi est
présentement le même qu’il était alors ; & cette action passée a été faite
par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l’Esprit.
§. 10. Mais on demande outre cela, si c’est précisément & absolument la
même Substance. Peu de gens penseraient être en droit d’en douter, si les
perceptions avec la conscience qu’on en a soi-même, se trouvaient toujours présentes
à l’Esprit, par où la même Chose pensante serait toujours sciemment présente,
&, comme on croirait, évidemment la même à elle-même. Mais ce qui semble faire de la peine dans ce point, c’est que cette
conscience est toujours interrompue par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans
notre vie, auquel tout l’enchaînement des actions que nous avons jamais faites,
soit présent à notre Esprit ; c’est que ceux qui ont le plus de mémoire
perdent de vue une partie de leurs actions, pendant qu’ils considèrent l’autre
; c’est que quelquefois, ou plutôt la plus grande partie de notre vie, au lieu
de réfléchir sur notre soi passé, nous sommes occupés de nos pensées présentes,
& qu’enfin dans un profond sommeil, nous n’avons absolument aucune pensée,
ou aucune du moins qui soit accompagnée de cette conscience qui est attachée
aux pensées que nous avons en veillant. Comme,
dis-je, dans tous ces cas le sentiment que nous avons de nous-mêmes est
interrompu, & que nous nous perdons nous-mêmes de vue par rapport au passé,
on peut douter si nous sommes toujours la même Chose pensante, c’est-à-dire, la
même Substance, ou non. Lequel doute, quelque raisonnable ou déraisonnable
qu’il soit, n’intéresse en aucune manière l’Identité personnelle. Car il s’agit de savoir ce qui fait la même
personne (...). En effet, tant qu’un
Etre intelligent peut répéter en soi-même l’idée d’une action passée avec la
même conscience qu’il en avait eu premièrement, & avec la même qu’il a
d’une action présente, jusque-là il est le même soi. Car c’est par la conscience
qu’il a en lui-même de ses pensées & de ses actions présentes qu’il est
dans ce moment le même à lui-même ; & par la même raison il sera le même
soi, aussi longtemps que cette conscience peut s’étendre aux actions passées ou
à venir.
LOCKE, Essai
sur l’entendement humain, Livre II, chap. 27
C)
Problème : Comment être
sûr de l’unité de ce que je suis ?
Texte 3
Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment
conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous sentons son existence et
sa continuité d’existence, et que nous sommes certains, plus que par l’évidence
d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. (...) Pour ma part, quand j’entre le plus
intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque
perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou
d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à
aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis
observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont
supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je
suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et
si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse
ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon
corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait
de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. (...) Mais en écartant certains métaphysiciens de ce genre, je peux
m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble,
une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres
avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement
perpétuels. (...) Il n’est pas un
seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique peut-être pour un
seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font
successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en
une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement
ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments. La comparaison
du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les
perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont
représentées ni des matériaux dont il se compose. Qu’est-ce donc qui donne
une si grande propension à attribuer une identité à ces perceptions successives
et à supposer que nous possédons, durant le cours entier de notre vie, une
existence invariable et ininterrompue ?
HUME, Traité
de la nature humaine, I, IV, 6
Texte 4
« Il est
pensé : donc il y a un sujet pensant », c'est à quoi aboutit l'argumentation de
Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au
concept de substance :dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque
chose qui pense, ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre à notre
habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà on construit un postulat
logique et métaphysique, au lieu de le constater simplement... Par la voie
cartésienne on n'arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater
une très forte croyance.
Si l'on
réduit le précepte à « il est pensé, donc il y a des pensées », on obtient une
tautologie pure : et ce qui est justement en cause, la « réalité de la laquelle
nous pensée », n'est pas touché ; sous cette forme en effet, impossible
d'écarter le « phénoménisme » de la pensée. Or ce que voulait Descartes, c'est
que la pensée eût non seulement une réalité apparente, mais une réalité en soi.
NIETZSCHE, La volonté de puissance, §147
II.
Je ne suis pas seulement ce
que j’ai conscience d’être : L’inconscient détermine ce que je suis sans que
j’en aie conscience
A)
Inconscient par manque
d’attention : inconscient de fait mais conscient en droit
Texte 5
D’ailleurs il y a
mille marques qui font juger qu’il y a à
tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans
réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous
apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand
nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part,
mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se
faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que
la coutume fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une
chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. (...) Les impressions qui sont dans l’âme et dans
le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes
pour s’attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s’attachent qu’à des
objets plus occupants. Toute attention demande de la mémoire, et quand nous
ne sommes point avertis pour ainsi dire de prendre garde à quelques-unes de nos
propres perceptions présentes, nous les
laissons passer sans réflexion et même sans les remarquer. Mais si
quelqu’un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer par exemple
quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons
d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont
nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce
cas d’avertissement qu’après quelque intervalle, pour petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites
perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me
servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé
quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut
bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de
chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que
dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu’il ne se
remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en
soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque
perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ;
autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne
sauraient faire quelque chose.
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface
Texte 6
Par exemple,
lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche
; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau,
quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y
faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après,
en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en
aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas
néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y fais réflexion, et
que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un,
sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce
qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet
que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est.
DESCARTES, Lettre à Chanut du 6 juin 1647
B)
Inconscient en droit :
je ne peux le connaitre directement
-
L’inconscient de la psychanalyse : les structures
psychiques
Texte 7
« Le
psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient ; ce sont deux choses différentes,
que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en soi par ailleurs informé.
Je veux bien concéder qu’à l’ordinaire le service de renseignements qui dessert
ta conscience suffit à tes besoins. Tu peux te bercer de l’illusion que tu
apprends tout ce qui revêt une certaine importance. Mais dans bien des cas, par
exemple dans celui d’un conflit pulsionnel de ce genre, il est en panne, et
alors, ta volonté ne va pas plus loin que ton savoir. Mais dans tous les cas, ces renseignements de ta conscience sont
incomplets et souvent peu sûrs ; par ailleurs, il arrive assez souvent que
tu ne sois informé des événements que quand ils se sont déjà accomplis et que
tu ne peux plus rien y changer. Qui saurait évaluer, même si tu n’es pas malade, tout ce qui s’agite dans ton âme et
dont tu n’apprends rien, ou dont tu es mal informé ? Tu te comportes comme un souverain absolu, qui se contente des
renseignements que lui apportent les hauts fonctionnaires de sa cour, et qui ne
descend pas dans la rue pour écouter la voix du peuple. Entre en toi-même, dans
tes profondeurs, et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras
pourquoi tu dois devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir ».
C’est ainsi que la psychanalyse a voulu instruire
le moi. Mais ces deux élucidations, à savoir que la vie pulsionnelle de la
sexualité en nous ne peut être domptée entièrement, et que les processus
psychiques sont en eux-mêmes inconscients, ne sont accessibles au moi et ne
sont soumis à celui-ci que par le biais d’une perception incomplète et peu
sûre, reviennent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison.
FREUD, Une
difficulté de la psychanalyse
Texte 8
Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la
conscience. Il faut (...) voir dans l’inconscient le fond de toute vie
psychique. L’inconscient est pareil à un
grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit. Il ne
peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que
l’inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une valeur
psychique. L’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que
la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une
manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur.
FREUD, L’interprétation
des rêves
Texte 9
« Vous dites toujours, déclare une spirituelle
malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est
le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre
théorie ? » Voici le rêve : Je veux donner un diner mais je n’ai pour
toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats
mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques
sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs mais le téléphone est
détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un diner. » [...] Ce
qui vient [d’abord] à l’esprit [de la malade] n’a pu servir à interpréter le
rêve. J’insiste. Au bout d’un moment, comme il convient lorsqu’on doit
surmonter une résistance elle me dit qu’elle a rendu visite hier à une de ses
amies ; elle est fort jalouse parce que son mari en dit toujours du bien. Fort
heureusement l’amie est maigre et son mari aime les formes pleines. De quoi
parlait donc cette personne maigre ? Naturellement de son désir d’engraisser.
Elle lui a aussi demandé : « Quand nous inviterez-vous à nouveau ? On mange
toujours si bien chez vous. »
Le sens du rêve est clair maintenant. Je peux dire
à ma malade : « C’est exactement comme si vous lui avez répondu
mentalement "oui-da", je vais t’inviter pour que tu manges bien, que
tu engraisses et que tu plaises encore plus à mon mari ! J’aimerais mieux ne
plus donner de dîner de ma vie » [...] Le rêve accomplit ainsi votre voeu
de ne point contribuer à rendre plus belle votre amie [...]. Il ne manque plus
qu’une concordance qui confirmerait la solution. On ne sait encore à quoi le
saumon fumé répond dans le rêve : « D’où vient que vous évoquez dans le
rêve le saumon fumé ? » « C’est, répond-elle, le plat de prédilection
de mon amie. ».
FREUD, L’interprétation
des rêves
Texte 10
On nous conteste de tous côtés le droit d’admettre
un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette
hypothèse. Nous pouvons répondre à cela
que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous
possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est
nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires
; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment
des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui,
eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas
seulement les actes manqués et les rêves, chez l’homme sain, et tout ce qu’on
appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus
personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en
connaissions l’origine et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est
demeurée cachée. Tous ces actes
conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à
prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en
nous en fait d’actes psychiques ; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on
peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés.
Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement
justifiée, d’aller au-delà de l’expérience immédiate. Et s’il s’avère de plus
que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée
de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours
des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve
incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse. L’on doit
donc se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que
l’on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi
être connu de la conscience.
FREUD, « L’inconscient », in Métapsychologie
-
L’inconscient des sciences humaines : les structures
sociales et culturelles
Texte 11
Dans la
production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de
production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces
productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure
économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice
juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience
sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le
développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui
détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces
productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de
production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles
s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier
encore formes de développement des forces productives, ces conditions se
changent en lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le
changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement
plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces
bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le
bouleversement matériel des conditions de production économique. Mais il y a aussi les formes juridiques,
politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes
idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et
le poussent jusqu’au bout. On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de
lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle
a d’elle-même. Cette conscience
s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit
qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production.
MARX, Critique
de l’économie politique
Texte 12
On ne nait pas
femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la
figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est
l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le
mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut
constituer un individu comme un Autre. (...) La hierarchie des sexes se
découvre d’abord à elle dans l’expérience familiale ; elle comprend peu à
peu que si l’autorité du père n’est pas celle qui se fait le plus
quotidiennement sentir, c’est elle qui est souveraine. (...) Tout contribue à
confirmer aux yeux de la fillette cette hiérarchie. Sa culture historique,
littéraire, les chansons, les légendes dont on la berce sont une exaltation de
l’homme. Ce sont les hommes qui ont fait la Grèce, l’Empire romain, la France
et toutes les nations, qui ont découvert la terre et inventé les instruments
permettant de l’exploiter, qui l’ont gouvernée, qui l’ont peuplée de statues,
de tableaux, de livres. La littérature enfantine, mythologie, contes, récits,
reflète les mythes créés par l’orgueil et les désirs des hommes : c’est à
travers les yeux des hommes que la fillette explore le monde et y déchiffre son
destin. La supériorité mâle est écrasante : Persée, Hercule, David,
Achille, Lancelot, Duguesclin, Bayard, Napoléon, que d’hommes pour une Jeanne
d’Arc ; et derrière celle-ci se profile la plus grande figure mâle de
saint Michel archange ! Rien de plus ennuyeux que les livres retraçant des
vies de femmes illustres : ce sont de bien pâles figures à côté de celles
des grands hommes ; et la plupart baignent dans l’ombre de quelque héros
masculin. (...) La réalité confirme ces romans et ces légendes. Si la fillette
les journaux, si elle écoute la conversation des grandes personnes, elle
constate qu’aujourd’hui comme autrefois les hommes mènent le monde. Les chefs
d’Etat, les généraux, les explorateurs, les musiciens, les peintres qu’elle
admire sont des hommes : ce sont des hommes qui font battre son cœur
d’enthousiasme.
BEAUVOIR, Le
deuxième sexe, II, Formation
Texte 13
J’ai parlé de contact. Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la
corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les
cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la
muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain,
mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme
colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme
indigène en instrument de production.
A mon tour de
poser une équation : colonisation = chosification. J’entends
la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies
guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de
sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de
terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques
anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des
faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de
fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de
ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port
d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes
arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie,
à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué
savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement,
le désespoir, le larbinisme.
CESAIRE, Discours
sur le colonialisme
Texte 14
Les
conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence
produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables
structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs
de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à
leur but sans supposer de visée consciente de fins et la maîtrise expresse des
opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et «
régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et,
étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action
organisatrice d’une chef d’orchestre (…) Produit
de l’histoire, l’habitus produit des pratiques individuelles et collectives,
donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire : il
assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque
organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action,
tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites,
à garantir la conformité de pratiques et leur constance à travers le temps. Passé qui survit dans l’actuel et qui tend
à se perpétuer dans l’avenir en s’actualisant dans les pratiques structurées
selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s’exerce continûment
la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes immédiates de la
conjoncture, le système des dispositions est au principe de la continuité et de
la régularité que l’objectivisme accorde aux pratiques sociales sans pouvoir en
rendre raison et aussi des transformations réglées dont ne peuvent rendre
compte ni les déterminismes extrinsèques et instantanés d’un sociologisme mécaniste,
ni la détermination purement intérieure mais également ponctuelle du
subjectivisme spontanéiste. (...) Système
acquis de schèmes générateurs, l’habitus rend possible la production libre de
toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans
les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et ce
celles-là seulement. A travers lui, la structure dont il est le produit
gouverne la pratique, non selon les voies d’un déterminisme mécanique, mais au contraire
au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses
inventions. Capacité de génération infinie, et pourtant strictement limitée,
l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi longtemps qu’on reste enfermé dans
les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la
liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient
ou de l’individu et de la société. Parce
que l’habitus est une capacité infinie d’engendrer en toute liberté (contrôlée)
des produits – pensées, perceptions, expressions, actions – qui ont toujours
pour limites les conditions historiquement et socialement situées de sa
production, la liberté conditionnée et conditionnelle qu’il assure est aussi
éloignée d’une création d’imprévisible nouveauté que d’une simple reproduction
mécanique des conditionnements initiaux.
BOURDIEU, Le
sens pratique
III.
Je suis autre chose que ce
que j’ai conscience immédiate d’être mais je peux agir sur ces facteurs qui me
déterminent : interprétation et autrui
Texte 15
Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des
résistances considérables ont été surmontées –, alors le conflit psychique né
de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la
direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire
évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de
refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce
désir ; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé, et,
pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme sublimation du
désir) ; tantôt on reconnaît qu’il
était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique donc
insuffisant du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec
l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine
lumière que l’on triomphe du désir.
FREUD, Cinq
leçons sur la psychanalyse
Texte 16
Dès lors si la conscience ne peut faire sa propre
exégèse et ne peut restaurer son propre empire, il est légitime de penser qu’un autre
puisse l’expliquer à elle-même et l’aide à se reconquérir ; c’est le
principe de la cure psychanalytique. Là où l’effort ne fait qu’exalter
l’impulsion morbide, un patient désenveloppement des thèmes morbides par
l’analyste doit faire la relève de l’effort stérile. La maladie n’est point la
faute, la cure n’est point la morale. Le sens profond de la cure n’est pas une
explication de la conscience par l’inconscient, mais un triomphe de la conscience sur ses propres interdits par le détour d’une
autre conscience déchiffreuse. L’analyste est l’accoucheur de la liberté,
en aidant le malade à former la
pensée qui convient à son mal ; il dénoue sa conscience et lui rend sa
fluidité ; la psychanalyse est une guérison par l’esprit ; le
véritable analyste n’est pas le despote de la conscience malade, mais le
serviteur d’une liberté à restaurer. En quoi la cure, pour n’être pas une
éthique, n’en est pas moins la condition d’une éthique retrouvée là où la
volonté succombe au terrible. L’éthique en effet n’est jamais qu’une
réconciliation du moi avec son propre corps et avec toutes les puissances
involontaires ; quand l’irruption des forces interdites marque le triomphe
d’un involontaire absolu, la psychanalyse
replace le malade dans des conditions normes où il peut à nouveau tenter avec
sa libre volonté une telle réconciliation.
RICOEUR, La
philosophie de la volonté
Texte 17
Porter à la conscience des mécanismes qui rendent
la vie douloureuse, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser; porter au
jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que
l’on puisse être sur l’efficacité sociale du message sociologique, on ne peut
tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de
découvrir la possibilité d’imputer leur
souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés; et en faisant
connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous
toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes.
Constat, qui, malgré les apparences, n’a rien de
désespérant : ce que le monde social a
fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. Ce qui est sûr,
en tout cas, c’est que rien n’est moins innocent que le laisser-faire : s’il
est vrai que la plupart des mécanismes économiques et sociaux qui sont au
principe des souffrances les plus cruelles, notamment ceux qui règlent le marché
du travail et le marché scolaire, ne sont pas faciles à enrayer ou à modifier,
il reste que toute politique qui ne tire pas pleinement parti des possibilités,
si réduites soient-elles, qui sont offertes à l’action, et que la science peut
aider à découvrir, peut être considérée comme coupable de non-assistance à
personne en danger.
BOURDIEU, La
misère du monde