mercredi 30 janvier 2019

Chapitre 7 : A quoi reconnait-on une oeuvre d'art ?


Pour ce chapitre je vous conseille de regarder la chaîne Youtube "Art comptant pour rien", par exemple pour commencer, les vidéos suivantes : 
- sur l'histoire de l'art 
- sur l'art vidéo
- sur l'art conceptuel


I.                L’art nous fait voir le réel différemment

Texte 1
Il y a (...) depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n'apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur.                                                                                                                                           BERGSON

Texte 2
Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.
ALAIN

Texte 3
Les artistes ont un intérêt à ce qu'on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l'imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l'on se rend compte aujourd'hui d'après les Carnets de Beethoven qu'il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte tirées d'ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s'abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l'improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d'art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.
                                                                                                                           NIETZSCHE, Humain, trop humain


II.              L’art produit le sentiment du beau
Texte 4
Pour décider si une chose est belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l'imagination (peut-être jointe à l'entendement). Le jugement de goût n'est donc pas un jugement de connaissance ; il n'est point par conséquent logique mais esthétique, c'est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif. Les représentations et même les sensations peuvent toujours être considérées dans une relation avec des objets (et c'est cette relation qui constitue l'élément réel d'une représentation empirique) ; mais il ne s'agit plus alors de leur relation au sentiment du plaisir et de la peine, laquelle ne désigne rien de l'objet, mais simplement l'état dans lequel se trouve le sujet affecté par la représentation. (...) Le beau est ce qui plaît universellement sans concept.

KANT, Critique de la faculté de juger
III.             L’art est défini par son fonctionnement symbolique

Texte 5
La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question : «Qu'est-ce que l'art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l'évaluation en art « Qu'est-ce que l'art de qualité ? » s'aiguise dans le cas de l'art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s'aggrave encore avec la promotion de l'art dit environnemental et conceptuel. Le pare-chocs d'une automobile accidentée dans une galerie d'art est-il une œuvre d'art ? Que dire de quelque chose qui ne serait même pas un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage d'un trou dans Central Park, comme le prescrit Oldenburg ? Si ce sont des œuvres d'art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres d'art ? Sinon, qu'est-ce qui distingue ce qui est une œuvre d'art de ce qui n'en est pas une ? Qu'un artiste l'appelle œuvre d'art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n'emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l'embarras provient de ce qu'on pose une fausse question – on n'arrive pas à reconnaître qu'une chose puisse fonctionner comme œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n'est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d'art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d'art ? » – ou plus brièvement, comme dans mon titre « Quand y a-t-il art ? » (...)
Un objet peut être une œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d'art parce que et pendant qu'il fonctionne d'une certaine façon comme symbole. Tant qu'elle est sur une route, la pierre n'est d'habitude pas une œuvre d'art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d'art. Sur la route, elle n'accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d'un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D'un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d'art si l'on s'en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s'abriter.
Maintenant, bien sûr, fonctionner comme symbole d'une façon ou d'une autre n'est pas en soi fonctionner comme œuvre d'art. Notre échantillonnage, quand il sert d'échantillon, n'en devient pas alors et par ce fait une œuvre d'art. Les choses fonctionnent comme œuvres d'art seulement quand leur fonctionnement symbolique présente certaines caractéristiques. Notre pierre dans un musée de géologie acquiert des fonctions symboliques à titre d’échantillon de pierres d’une période, une origine ou une composition données, mais elle ne fonctionne pas comme œuvre d’art.
La question de savoir quelles caractéristiques au juste distinguent, ou sont des indices de, la symbolisation (qui constitue le fonctionnement en tant qu’oeuvre d’art), appelle une étude attentive à la lumière d’une théorie générale des symboles. (...) Je risque l’idée qu’il y a cinq symptômes de l’esthétique : (1) La densité syntaxique : les différences les plus fines à certains égards constituent une différence entre des symboles – par exemple, un thermomètre au mercure non gradué par opposition avec un instrument électronique à lecture numérique ; (2) la densité sémantique : les choses qui sont distinguées selon de très fines différences à certains égards sont munies de symboles (...) (3) une saturation relative : de nombreux aspects d’un symbole sont plus ou moins significatifs – par exemple, dans un dessin de Hokusai qui représente une montagne par un simple trait, chaque caractéristique de forme, ligne, épaisseur, etc, compte (...) (4) l’exemplification : un symbole, qu’il dénote ou non, symbolise en servant d’échantillon pour les propriétés qu’il possède littéralement ou métaphoriquement ; et enfin (5) la référence multiple et complexe : un symbole remplit plusieurs fonctions référentielles intégrées et interagissantes, les unes directement et certaines par l’intermédiaire d’autres symboles.

Nelson GOODMAN, Manières de faire des mondes, IV, 3

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