samedi 18 mai 2019

Chapitre 10 Résumé : Le bonheur est-il un idéal inaccessible ?


On a déjà parlé du bonheur dans le chapitre sur la morale : Aristote nous dit qu’en faisant le bien on devient heureux, Mill nous dit qu’une action est bonne si elle produit le bonheur du plus grand nombre. Le bonheur semble le but suprême de la vie et de l’action des hommes. Les méthodes pour atteindre le bonheur sont parfois appelées les éthiques de vie.

Le bonheur est un état de satisfaction suprême, stable et durable, qui dépasse le plaisir résultant de la simple possession d’objets désirés = c’est l’état de la personne « comblée », qui vit en paix avec ses désirs. Ce n’est pas la seule satisfaction de plaisir, qui n’est pas toujours durable. Mais seuls certains désirs sont réalisables : l’impossibilité de réaliser certains désirs est-elle un obstacle au bonheur ?
On appelle le bonheur le souverain bien c'est-à-dire la fin suprême à rechercher dans une vie et le critère avec lequel mesurer la valeur de notre vie. Si on apprend à la mort d’Elon Musk qu’il n’a pas été heureux, on se dira « tout ça pour ça, pour ne pas être heureux, à quoi ça sert alors ».
Le bonheur est envisagé comme un état que le sujet peut instaurer et commander par sa volonté, comme s’il était libre de choisir de faire son bonheur et il est responsable de son bonheur comme de son malheur.

Se demander si le bonheur est un idéal inaccessible c’est d’emblée adresser une question critique (et non seulement descriptive) au bonheur. Si on aspire au bonheur, c’est qu’on croit qu’il est possible de l’atteindre. On dit qu’on se sent heureux, comme si le bonheur était bien réel. Si c’est un idéal et non une réalité, peut-on jamais espérer l’atteindre et le réaliser vraiment ? S’il est inaccessible, pourquoi en rêver ? A quoi sert-il si ce n’est qu’un idéal ?
Pb : L’homme peut-il vraiment atteindre cet état qui semble parfait ? Ou n’est-ce qu’une promesse qui le pousse à agir, sans jamais lui garantir de le réaliser ?

I.                Les méthodes pour atteindre le bonheur

Dans cette partie, attention aux sens des mots bonheur, plaisir et désir, qui varient selon chaque auteur.

a)      Réaliser nos désirs : Calliclès versus Platon, Texte 1 Platon
Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image […]. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
Calliclès – Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau !
Socrate – Mais alors, si on en verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien s’échapper !
Calliclès – Oui, parfaitement.
Socrate – Tu parles de la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! – non ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre ! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas ?
Calliclès – Oui
Socrate – Et aussi d’avoir soif, et de boire quand on a soif.
Calliclès – Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela la vie heureuse !
Platon, Gorgias, 493d-494b, IVe av JC

Pour Calliclès avec qui discute Socrate, être heureux c’est réaliser tous nos désirs, ce qui produit du plaisir. Socrate essaie de lui répondre par une métaphore : d’un côté, l’homme qui possède des tonneaux pleins de denrées rares, obtenues après des efforts est tranquille. De l’autre, l’homme a des tonneaux percés et fêlés, qui tente, avec peine, de remplir sans cesse ses tonneaux. Pour Socrate, c’est celui qui a des tonneaux pleins et stables (= le tempérant) qui a la vie la plus heureuse parce qu’il est tranquille, en paix avec ses désirs satisfaits, alors que pour Calliclès, c’est l’homme qui a les tonneaux percés (= le déréglé) parce que c’est celui qui a le plus de plaisir quand il satisfait toujours plus de désirs. Socrate compare cette vie à celle d’un pluvier, un animal qui se nourrit et fiente en même temps et Calliclès compare la vie du tempérant à celle d’une pierre qui ne ressent plus rien.
Pour Socrate, le bonheur est dans la tempérance, l’état stable qui évite les soucis, alors que pour Calliclès, le bonheur se trouve dans l’expérience et la satisfaction des désirs, ce qui produit des plaisirs.

Mais les désirs créent un état de dépendance et d’addiction telle que la réalisation du désir n’est pas seulement plus agréable mais une nécessité physique et psychologique. Le bonheur pourrait toujours être troublé par la multiplication des désirs, ce pourquoi il faudrait maîtriser nos désirs pour être heureux.

b)      Faire le bien : Texte 2 Aristote.
Puisque le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite, c’est la nature de la vertu qu’il nous faut examiner : car peut-être ainsi pourrons-nous mieux considérer la nature du bonheur lui-même. (…) Et par vertu humaine nous entendons non pas l’excellence du corps, mais bien celle de l’âme, et le bonheur est aussi pour nous une activité de l’âme. (…) Nous distinguons les vertus intellectuelles et les vertus morales : la sagesse, l’intelligence, la prudence sont des vertus intellectuelles ; la libéralité et la modération sont des vertus morales. (…)
On n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs.
Aristote, Ethique à Nicomaque, IVème siècle av JC

Pour Aristote le bonheur n’est pas une sensation ponctuelle de plaisir (Calliclès) mais la stabilité dont on fait état à la fin de la vie de quelqu’un. Il est produit par l’équilibre de l’âme qui a exercé des vertus, aussi bien physiques qu’intellectuelles. Le bonheur ne se trouve pas dans le plaisir mais faire des bonnes actions procure quand même du plaisir immédiat à l’agent, le plaisir de faire le bien.

c)      Distinguer désirs naturels et désirs non naturels :  Texte 3 Epicure
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin du plaisir. [...]
Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble.
Épicure, Lettre à Ménécée (341-270 av. J.-C.)

Epicure distingue les désirs naturels des désirs non-naturels, distinction qui recoupe celle entre besoins et désirs : il faut satisfaire les désirs naturels parce qu’ils sont nécessaires à notre survie, comme le désir de se nourrir, alors que les désirs non-naturels sont des aspirations vaines vers des choses malsaines qui risquent de ne jamais nous satisfaire et de nous rendre malheureux parce qu’ils procurent de la souffrance. Ces désirs vains n’ont pas d’objet défini donc ils sont illimités et toujours insatisfaisants. Or il faut apprendre à ne pas dépendre ce qui pourrait manquer.
Le but d’Epicure est double : atteindre la santé du corps et l’ataraxie de l’âme c'est-à-dire l’absence de troubles. Une fois ce stade atteint, l’âme n’a plus de manque à combler. Le plaisir est alors le but de la vie, mais pas au sens de Calliclès qui veut satisfaire tous ses plaisirs sensibles mais le plaisir au sens de l’absence de trouble, physique ou intellectuel.

d)      Ne faire dépendre notre bonheur que de ce qu’on maîtrise : Texte 4 Epictète (Stoïciens)
I. 1. Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les oeuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est notre corps, c'est la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves ; celles qui n'en dépendent pas, inconsistantes, serviles, capables d'être empêchées, étrangères.
3. Souviens-toi donc que si tu crois libre ce qui par nature est servile, et propre à toi ce qui t'est étranger, tu seras entravé, affligé, troublé, et tu t'en prendras aux Dieux et aux hommes. Mais, si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui t'est en effet étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t'entravera ; tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi ; nul ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible. [...]
VIII. Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.
Épictète (50-130 ap. JC), Manuel, § I et VIII

L’éthique stoïcienne considère qu’il faut accepter le monde tel qu’il est et adapter nos désirs au monde pour ne pas se rendre malheureux en désirant l’impossible. Epictète distingue ce qui dépend de nous, nos pensées, nos désirs et ce qui ne dépend pas de nous, comme l’état de notre corps, la gloire et la richesse. Il ne faut pas faire dépendre notre bonheur de ce qui n’est pas en notre pouvoir parce que ce serait faire dépendre notre bonheur du hasard et ce serait être entravé. Comme tout jugement est en mon pouvoir, je peux considérer chaque événement comme une occasion positive. Il faut supprimer toute passion parce qu’elle fait souffrir.

b/c/d sont des éthiques rationnelles c'est-à-dire qu’elles utilisent la raison pour déterminer par quelle méthode être heureux.

Pb : Comment quelque chose de si essentiel à la vie humaine peut être aussi difficile à obtenir ? Le bonheur semble un idéal inatteignable, pour lequel il faudrait se battre chaque jour sans relâche.

II.              Mais le bonheur n’est jamais atteint durablement 

Texte 5 Schopenhauer : La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui
Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance ; pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance […]
Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.

Texte 6 Schopenhauer : La satisfaction est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant
Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.

Texte 7 Schopenhauer : Nous n’avons conscience du bonheur qu’une fois qu’il a disparu
Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il rempli, aussitôt il advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt. Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes ; le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là-même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur.
Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il voudrait mieux pour nous ne pas la posséder.



Texte 8 Schopenhauer : Le bonheur n’est que cessation de douleur
Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond, ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui. C’est de cette vérité qu’on trouve une trace dans ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence, je veux dire dans l’art, surtout la poésie. Un poème épique ou dramatique ne peut avoir qu’un sujet : une dispute, un effort, un combat dont le bonheur est le prix ; mais quant au bonheur lui-même, au bonheur accompli, jamais il ne nous en fait le tableau. A travers mille difficultés, mille périls, il conduit ses héros au but ; à peine l’ont-ils atteint, vite le rideau ! Et que lui resterait-il à faire, sinon de montrer que le but même, si lumineux, et où le héros croyait trouver le bonheur, était pure duperie ; qu’après l’avoir atteint, il ne s’en est pas trouvé mieux qu’auparavant. Comme il ne peut y avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l’art un objet. A vrai dire, le but propre de l’idylle, c’est justement la peinture de ce bonheur impossible ; mais aussi, chacun le voit bien, l’idylle par elle-même n’est pas un genre qui se tienne.
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1888

Pour Schopenhauer, on n’atteint jamais durablement le bonheur. On ne vit que dans la souffrance du désir c'est-à-dire de l’aspiration vers qqc qui nous manque, ou dans l’ennui du désir satisfait. Il y a à la fois une souffrance propre au désir, qui est un manque, un état de tension et d’inquiétude, puis la souffrance due à l’absence de désir, qui est l’ennui. Pour faire face à cet ennui, on cherche de nouvelles raisons de désirer, alors que le désir nous fait souffrir. Lorsqu’il s’ennuie, l’homme souhaite l’inquiétude du désir et quand il désire, il aspire à l’ennui du repos. Il y a un léger plaisir dans le passage d’un état à l’autre mais c’est tout ce qu’on peut en retirer.
Le bonheur apparaît comme une fin inaccessible car on n’atteint jamais d’état durable de satisfaction : on ne voit que de l’instabilité chronique, une oscillation entre désir et ennui.
Peut-on alors concevoir un bonheur sans perfection, dans l’inachèvement et l’instabilité ?

Texte 9 Pascal : se divertir pour ne pas penser à la mort
139. Divertissement. Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. (…) De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court : on n'en voudrait pas, s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de [ce] qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toute sorte de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse qui nous en détourne nous en garantit.
Pascal, Les Pensées, 136-139, 1623-1662

Pour Pascal, toutes les activités quotidiennes sont là pour occuper l’esprit pour ne pas penser à la mort. Les hommes sont incapables de rester en place et de s’ennuyer et préfèrent faire des choses futiles pour occuper leur existence. Le plaisir pris à la chasse n’est pas le simple plaisir d’acquérir un lièvre, mais le plaisir de passer du temps à le chercher, de faire un effort ensuite récompensé d’une possession. Dans toutes nos activités, l’effort est le moment de concentration où on oublie la mort.

On peut aussi se demander si cette conception du bonheur est trop individualiste : elle ne prend pas en compte les conditions collectives d’existence et rendrait chacun responsable de son bonheur ou malheur.

ð  Faut-il alors laisser tomber l’idéal de bonheur s’il est inatteignable et trop individualiste ? Mais pour mettre quoi à la place ?

III.             Peut-on se passer de l’idéal de bonheur ?

3 options :

a)      Le bonheur est un idéal de l’imagination : Texte 10 Kant
Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils que pour des commandements de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785
Pour Kant le bonheur est un idéal de l’imagination, déterminé par des principes empiriques, c'est-à-dire des conditions extérieures qui sont relatives à la vie de chacun, au contexte etc. Personne ne peut dire précisément ce qui le rendrait heureux, ce pourquoi il serait dangereux de fonder la morale sur un fondement aussi instable. Le rôle de la morale n’est pas de garantir le bonheur, mais de s’en rendre digne c'est-à-dire de pouvoir y prétendre au moment du jugement dernier. Cela ressemble à l’idéal religieux de la béatitude c'est-à-dire la promesse du bonheur éternel après la mort dans la théologie chrétienne. Bonheur est alors l’idéal promis à ceux qui se comportent moralement.
Mais pb : on a vu la difficulté d’atteindre le comportement moral, tel qu’on peut considérer cette béatitude comme un leurre.

b)      Viser le bonheur du plus grand nombre : Texte 11 Mill
L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir. […]
Ce critère n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur au total. Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment, la fin ultime, celle en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité qu'en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la comparer à la quantité étant représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs possibilités d'expérience que par leur pratique de l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d'établir des comparaisons. Étant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine, c'est nécessairement également la norme de la moralité ; celle-ci peut donc, en conséquence, être définie comme l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l'ensemble des créatures capables de sensation.

Mill, L'utilitarisme, 1861

Pour Mill bonheur individuel n’est possible qu’au sein d’une communauté dont les membres sont heureux. Le bonheur individuel est donc conditionné au bonheur collectif, qui n’est pas une réalité effective mais le but politique d’une société développée qui doit subvenir aux besoins de chacun. Le bonheur collectif est donc un horizon de l’action collective.
Il ne faut donc pas concentrer l’idéal de bonheur sur les existences individuelles comme le fait l’individualisme contemporain en rendant chacun responsable de son bonheur mais il faut au contraire prendre en compte les conditions matérielles d’existence pour garantir des conditions dignes à chacun.

c)      La création produit la joie : Texte 12 Bergson
Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l'homme n'ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle- même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu'elle a conscience de l'avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d'usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en -raison de l'argent qu'il gagne et de la notoriété qu'il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu'il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu'il goûte de joie vraie est le sentiment d'avoir monté une entreprise qui marche, d'avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l'artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu'ils tirent leurs joies les plus vives de l'admiration qu'ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l'éloge et aux honneurs dans l'exacte mesure où l'on n'est pas sûr d'avoir réussi. Il y a de la modestie au fond de la vanité. C'est pour se rassurer qu'on cherche l'approbation, et c'est pour soutenir la vitalité peut-être insuffisante de son oeuvre qu'on voudrait l'entourer de la chaude admiration des hommes, comme on met dans du coton l'enfant né avant terme. Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir produit une oeuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est créateur, parce qu'il le sait, et parce que la joie qu'il en éprouve est une joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d'être dans une création qui peut, à la différence de celle de l'artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l'agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu'il y avait de richesse dans le monde ?

Bergson, L’énergie spirituelle, 1919

Pour Bergson, quand nous créons nous ressentons la joie, qui n’est pas le seul plaisir qui indique la satisfaction d’un besoin naturel. La joie annonce le triomphe de la vie, et non seulement sa survie matérielle, comme le fait le plaisir de se nourrir. La joie est le signe de la création humaine, la création des parents vis-à-vis de leurs enfants, la création de l’artiste, du commerçant, du sportif, de l’intellectuel. Il y a à la fois une création de qqc d’extérieur à nous, de durable et qui nous succèdera, et la joie de nous créer nous-mêmes, en faisant des projets qui nous tiennent à cœur par exemple. Le but de la vie humaine est donc cette création, qui procure une joie proprement humaine.


Conclusion

On se demandait si l’homme pouvait vraiment atteindre cet état de bonheur qui semble trop parfait ou bien si ce n’est qu’une promesse qui le pousse à agir. Nous avons tout d’abord vu les différentes méthodes antiques pour atteindre le bonheur, mais elles sont si exigeantes qu’elles semblent rendre le bonheur hors de portée humaine. Nous avons alors vu avec Schopenhauer que le bonheur ne pouvait être atteint de façon durable. Enfin nous nous sommes demandés si nous pouvions nous passer de l’idéal de bonheur. Il apparaît soit comme un horizon pour motiver l’action, individuelle et collective, soit comme le résultat d’une action de création, en tant que joie.



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