I.
J’ai conscience d’être ce
que je suis : la conscience comme possibilité de réflexion sur soi-même
Texte 1 Descartes :
J’ai conscience d’être une substance pensante : la pensée comme critère
d’identité
Je suis,
j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire,
si je cessais de penser, que le cesserais en même temps d’être ou d’exister. Je
n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc,
précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un
entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était
auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais
quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. (...) Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une
chose qui pense? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme,
qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
DESCARTES, Méditations métaphysiques, 1641
Texte 2
Locke : J’ai conscience d’être une personne : la mémoire comme
critère d’identité
§. 9. Cela posé, pour trouver en quoi consiste
l’Identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de Personne. C’est, à
ce que je crois, un être pensant &
intelligent, capable de raison & de réflexion, & qui se peut considérer
soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps
& en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a
de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée. (...) Et aussi
loin que cette conscience peut s’étendre
sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’Identité de
cette personne : le soi est
présentement le même qu’il était alors ; & cette action passée a été faite
par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l’Esprit.
§. 10. (…) Mais
ce qui semble faire de la peine dans ce point, c’est que cette conscience est
toujours interrompue par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans notre vie, auquel
tout l’enchaînement des actions que nous avons jamais faites, soit présent à
notre Esprit ; c’est que ceux qui ont le plus de mémoire perdent de vue une
partie de leurs actions, pendant qu’ils considèrent l’autre ; c’est que
quelquefois, ou plutôt la plus grande partie de notre vie, au lieu de réfléchir
sur notre soi passé, nous sommes occupés de nos pensées présentes, &
qu’enfin dans un profond sommeil, nous n’avons absolument aucune pensée, ou
aucune du moins qui soit accompagnée de cette conscience qui est attachée aux
pensées que nous avons en veillant. Comme,
dis-je, dans tous ces cas le sentiment que nous avons de nous-mêmes est
interrompu, & que nous nous perdons nous-mêmes de vue par rapport au passé,
on peut douter si nous sommes toujours la même Chose pensante, c’est-à-dire, la
même Substance, ou non. (...). En effet, tant qu’un Etre intelligent peut répéter
en soi-même l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en avait
eu premièrement, & avec la même qu’il a d’une action présente, jusque-là il
est le même soi. Car c’est par la
conscience qu’il a en lui-même de ses pensées & de ses actions présentes
qu’il est dans ce moment le même à lui-même ; & par la même raison il
sera le même soi, aussi longtemps que cette conscience peut s’étendre aux
actions passées ou à venir.
LOCKE, Essai
sur l’entendement humain, 1689
Problème :
Comment être sûr de l’unité de ce que je suis ?
Texte 3
Hume : Je n’ai jamais la conscience immédiate de la continuité du
moi
Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment
conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous sentons son existence et
sa continuité d’existence, et que nous sommes certains, plus que par l’évidence
d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. (...) Pour ma part, quand j’entre le plus
intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque
perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou
d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à
aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis
observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont
supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je
suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient
supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni
aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement
annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une
parfaite non-entité. (...) Mais en
écartant certains métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du
reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble, une collection de
différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une
inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. (...) L’esprit est une sorte de théâtre où
différentes perceptions font successivement leur apparition, passent,
repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de
situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni
identité en différents moments. La comparaison du théâtre ne doit pas nous
induire en erreur. Ce sont seulement les
perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont
représentées ni des matériaux dont il se compose. Qu’est-ce donc qui donne une si grande propension à attribuer une
identité à ces perceptions successives et à supposer que nous possédons, durant
le cours entier de notre vie, une existence invariable et ininterrompue ?
HUME, Traité
de la nature humaine, 1739
Texte 4
Nietzsche : « il y a de la pensée » ne signifie pas qu’il existe
un sujet pensant unifié
« Il est
pensé : donc il y a un sujet pensant », c'est à quoi aboutit l'argumentation de
Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au
concept de substance : dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque
chose qui pense, ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre à notre
habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà on construit un postulat
logique et métaphysique, au lieu de le constater simplement... Par la voie
cartésienne on n'arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater
une très forte croyance. Si l'on réduit le précepte à « il est pensé, donc
il y a des pensées », on obtient une tautologie pure : et ce qui est justement
en cause, la « réalité de la laquelle nous pensée », n'est pas touché ; sous
cette forme en effet, impossible d'écarter le « phénoménisme » de la pensée. Or
ce que voulait Descartes, c'est que la pensée eût non seulement une réalité
apparente, mais une réalité en soi.
NIETZSCHE, La volonté de puissance, §147, 1888
II.
Je ne suis pas seulement ce
que j’ai conscience d’être : des facteurs inconscients me déterminent
A)
L’inconscient par manque
d’attention : inconscient de fait mais conscient en droit
Texte 5 Leibniz : je n’ai pas conscience des mille
composants d’un bruit que j’entends globalement
D’ailleurs il y a
mille marques qui font juger qu’il y a à
tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans
réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous
apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand
nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part,
mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se
faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que
la coutume fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une
chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. (...) Les impressions qui sont dans l’âme et dans
le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes
pour s’attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s’attachent qu’à des
objets plus occupants. Toute attention demande de la mémoire, et quand nous
ne sommes point avertis pour ainsi dire de prendre garde à quelques-unes de nos
propres perceptions présentes, nous les
laissons passer sans réflexion et même sans les remarquer. Mais si
quelqu’un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer par exemple
quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous
apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des
perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne
venant dans ce cas d’avertissement qu’après quelque intervalle, pour petit
qu’il soit. Et pour juger encore mieux
des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai
coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on
est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait,
il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le
bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse
connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu’il ne
se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on
en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque
perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ;
autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens
ne sauraient faire quelque chose.
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765
Texte 6 Descartes : Je n’ai pas une conscience immédiate des causes
de mes goûts
Par exemple,
lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche
; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau,
quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y
faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après,
en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en
aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas
néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y fais réflexion, et
que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer
quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela
vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un
autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce
que c’est.
DESCARTES, Lettre à Chanut du 6 juin 1647
B)
Inconscient en droit :
je ne peux le connaitre directement
-
L’inconscient de la psychanalyse : les structures
psychiques
Texte 7 Freud :
Le moi n’est pas maître dans sa propre maison parce qu’il n’a pas accès à tout
son psychisme
« Le
psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient ; ce sont deux choses
différentes, que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en soi par
ailleurs informé. Je veux bien concéder qu’à l’ordinaire le service de
renseignements qui dessert ta conscience suffit à tes besoins. Tu peux te
bercer de l’illusion que tu apprends tout ce qui revêt une certaine importance.
(…) Mais dans tous les cas, ces
renseignements de ta conscience sont incomplets et souvent peu sûrs ; par
ailleurs, il arrive assez souvent que tu ne sois informé des événements que
quand ils se sont déjà accomplis et que tu ne peux plus rien y changer. Qui
saurait évaluer, même si tu n’es pas
malade, tout ce qui s’agite dans ton âme et dont tu n’apprends rien, ou
dont tu es mal informé ? Tu te
comportes comme un souverain absolu, qui se contente des renseignements que lui
apportent les hauts fonctionnaires de sa cour, et qui ne descend pas dans la
rue pour écouter la voix du peuple. Entre en toi-même, dans tes profondeurs, et
apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu dois devenir
malade, et tu éviteras peut-être de le devenir ».
C’est ainsi que la psychanalyse a voulu instruire
le moi. Mais ces deux élucidations, à savoir que la vie pulsionnelle de la sexualité en nous ne peut être domptée
entièrement, et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, ne
sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci que par le biais d’une
perception incomplète et peu sûre, reviennent à affirmer que le moi
n’est pas maître dans sa propre maison.
FREUD, Une
difficulté de la psychanalyse, 1917
Texte 8 Freud :
le conscient n’est qu’une partie du psychisme
Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la
conscience. Il faut (...) voir dans l’inconscient le fond de toute vie
psychique. L’inconscient est pareil à un
grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit. Il ne
peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que l’inconscient
peut se passer de stade conscient et avoir cependant une valeur psychique.
L’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que
la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une
manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur.
FREUD, L’interprétation
des rêves, 1899
Texte 9 Freud :
le rêve du saumon
« Vous dites toujours, déclare une spirituelle
malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est
le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela avec votre
théorie ? » Voici le rêve : Je veux donner un diner mais je n’ai pour
toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats
mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques
sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs mais le téléphone est
détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un diner. » [...] Ce
qui vient [d’abord] à l’esprit [de la malade] n’a pu servir à interpréter le
rêve. J’insiste. Au bout d’un moment, comme il convient lorsqu’on doit
surmonter une résistance elle me dit qu’elle a rendu visite hier à une de ses
amies ; elle est fort jalouse parce que son mari en dit toujours du bien. Fort
heureusement l’amie est maigre et son mari aime les formes pleines. De quoi
parlait donc cette personne maigre ? Naturellement de son désir d’engraisser.
Elle lui a aussi demandé : « Quand nous inviterez-vous à nouveau ? On mange
toujours si bien chez vous. »
Le sens du rêve est clair maintenant. Je peux dire
à ma malade : « C’est exactement comme si vous lui avez répondu
mentalement "oui-da", je vais t’inviter pour que tu manges bien, que
tu engraisses et que tu plaises encore plus à mon mari ! J’aimerais mieux ne
plus donner de dîner de ma vie » [...] Le rêve accomplit ainsi votre voeu
de ne point contribuer à rendre plus belle votre amie [...]. Il ne manque plus
qu’une concordance qui confirmerait la solution. On ne sait encore à quoi le
saumon fumé répond dans le rêve : « D’où vient que vous évoquez dans le
rêve le saumon fumé ? » « C’est, répond-elle, le plat de prédilection
de mon amie. ».
FREUD, L’interprétation
des rêves, 1899
Texte 10 :
l’hypothèse de l’inconscient est utile scientifiquement et pratiquement
On nous conteste de tous côtés le droit d’admettre
un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette
hypothèse. Nous pouvons répondre à cela
que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous
possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est
nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires
; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment
des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui,
eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas
seulement les actes manqués et les rêves, chez l’homme sain, et tout ce qu’on
appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus
personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en
connaissions l’origine et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est
demeurée cachée. Tous ces actes
conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à
prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en
nous en fait d’actes psychiques ; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on
peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés.
Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement
justifiée, d’aller au-delà de l’expérience immédiate. Et s’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de
l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons,
conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons
acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous
avons fait l’hypothèse.
FREUD, « L’inconscient », in Métapsychologie, 1915
-
L’inconscient des sciences humaines : les structures
sociales et culturelles
Texte 11
Marx : la conscience est déterminée par les structures socio-économiques
dans laquelle elle vit
Dans la
production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de
production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces
productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure
économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice
juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en
général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui
détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui
détermine leur conscience. (…) Le changement dans les fondations
économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet
énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours
distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des
conditions de production économique. Mais
il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques,
philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes
prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout. On ne juge
pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de
révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie
matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les
rapports de production.
MARX, Critique
de l’économie politique, 1859
Texte 12 Beauvoir : la
formation du rôle de la femme dans la société patriarcale
On ne nait pas
femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la
figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui
élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de
féminin. (...)
Depuis l’enfance, la fillette, qu’elle souhaitât se
réaliser comme femme ou surmonter les bornes de sa féminité, a attendu du mâle
accomplissement et évasion : il est libérateur, il est aussi riche et
puissant, il détient les clés du bonheur, il est le Prince Charmant. (…) Elle a toujours été convaincue de la
supériorité virile ; ce prestige des mâles n’est pas un puéril
mirage ; il a des bases économiques et sociales ; les hommes sont bel
et bien les maîtres du monde ; tout persuade l’adolescente qu’il est
de son intérêt de se faire soumise ; ses parents l’y engagent ; le
père est fier des succès remportés par sa fille, la mère y voit les promesses
d’un avenir prospère ; les camarades envient et admirent celle d’entre
elles qui recueille le plus d’hommages masculins ; dans les collèges
américains, le standard d’une étudiante est mesuré par le nombre de
« dates » qu’elle cumule. Le mariage est non seulement une carrière
honorable et moins fatigante que beaucoup d’autres : seul, il permet à la
femme d’accéder à son intégrale dignité sociale. C’est sous cette figure que
son entourage envisage son avenir et qu’elle l’envisage elle-même. On admet
unanimement que la conquête d’un mari – ou en certains cas d’un protecteur –
est pour elle la plus importante des entreprises. Elle s’affranchira du foyer
de ses parents, de l’emprise maternelle, elle s’ouvrira l’avenir non par une
active conquête mais en se mettant passive et docile entre les mains d’un
nouveau maître. (…)
Les travaux ménagers ou les corvées mondaines que
la mère n’hésite pas à imposer à l’étudiante, à l’apprentie, achèvent de la
surmener. (…) La mère est sourdement
hostile à l’affranchissement de sa fille et, plus ou moins délibérément, elle
s’applique à la brimer ; on respecte l’effort que fait l’adolescent pour
devenir un homme et déjà on lui reconnaît une grande liberté. On exige de la
jeune fille qu’elle reste à la maison, on surveille ses sorties : on ne
l’encourage aucunement à prendre elle-même en main ses amusements, ses plaisirs.
Il est rare de voir des femmes organiser seules une longue randonnée, un voyage
à pied ou à bicyclette ou s’adonner à un jeu tel que le billard, les boules
etc. Outre un manque d’initiative qui vient de leur éducation, les mœurs leur
rendent l’indépendance difficile. Si elles vagabondent dans les rues, on les
regarde, on les accoste. Je connais des jeunes filles qui sans être le moins du
monde timides ne trouvent aucun plaisir à se promener seules dans Paris parce
que, sans cesse importunées, il leur faut sans cesse être sur le
qui-vive : tout leur plaisir en est gâché. Si des étudiantes dévalent les
rues en bandes joyeuses comme font les étudiants, elles se donnent en
spectacle ; marcher à grands pas, chanter, parler fort, rire haut, manger
une pomme, c’est une provocation, elles se feront insulter ou suivre ou
aborder. L’insouciance devient tout de
suite un manque de tenue ; ce contrôle de soi auquel la femme est obligée
et qui devient une seconde nature chez « la jeune fille bien élevée »
tue la spontanéité ; l’exubérance vivante en est brimée.
BEAUVOIR, Le
deuxième sexe, 1949
Texte 13 Fanon :
la formation de l’opposition entre colon et colonisé
Le colon et le colonisé sont de vieilles
connaissances. Et, de fait, le colon a raison quand il dit « les » connaître. C'est le colon qui a fait et qui continue
à faire le colonisé. (…)
Le monde
colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée
par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l'interlocuteur valable
et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime
d'oppression est le gendarme ou le soldat. Dans les sociétés de type
capitaliste, l'enseignement, religieux ou laïque, la formation de réflexes
moraux transmissibles de père en fils, l'honnêteté exemplaire d'ouvriers
décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l'amour encouragé de
l'harmonie et de la sagesse, ces formes esthétiques du respect de l'ordre
établi, créent autour de l'exploité une atmosphère de soumission et d'inhibition
qui allège considérablement la tâche des forces de l'ordre. Dans les pays
capitalistes, entre l'exploité et le pouvoir s'interposent une multitude de
professeurs de morale, de conseillers, de « désorientateurs». Dans les régions
coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate,
leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le
colonisé et lui conseillent, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l'intermédiaire du pouvoir utilise
un langage de pure violence. L’intermédiaire n'allège pas l'oppression, ne
voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience
des forces de l'ordre. L'intermédiaire porte la violence dans les maisons et
dans les cerveaux du colonisé. (…)
Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte
colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c'est d'abord le fait
d'appartenir ou non à telle espèce, à telle race. Aux colonies,
l'infrastructure économique est également une superstructure. La cause est
conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. (…) Aux colonies, l'étranger venu d'ailleurs
s'est imposé à l'aide de ses canons et de ses machines. En dépit de la
domestication réussie, malgré l'appropriation le colon reste toujours un
étranger. Ce ne sont ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque
qui caractérisent d'abord la « classe dirigeante ». L'espèce dirigeante est
d'abord celle qui vient d'ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones,
« les autres ». (…)
Fanon, Les
damnés de la terre, 1961
Texte 14 Bourdieu :
l’habitus est le produit de nos conditionnements sociaux
Les
conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence
produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables
structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs
de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à
leur but sans supposer de visée consciente de fins et la maîtrise expresse des
opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et «
régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et,
étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action
organisatrice d’une chef d’orchestre (…) Produit
de l’histoire, l’habitus produit des pratiques individuelles et
collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire
: il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque
organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action,
tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes
explicites, à garantir la conformité de pratiques et leur constance à travers
le temps. Passé qui survit dans l’actuel
et qui tend à se perpétuer dans l’avenir en s’actualisant dans les pratiques
structurées selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s’exerce
continûment la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes
immédiates de la conjoncture, le système des dispositions est au principe de la
continuité et de la régularité que l’objectivisme accorde aux pratiques
sociales sans pouvoir en rendre raison et aussi des transformations réglées
dont ne peuvent rendre compte ni les déterminismes extrinsèques et instantanés
d’un sociologisme mécaniste, ni la détermination purement intérieure mais
également ponctuelle du subjectivisme spontanéiste. (...) Système acquis de schèmes générateurs, l’habitus rend possible la
production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les
actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de
sa production, et ce celles-là seulement. A travers lui, la structure dont
il est le produit gouverne la pratique, non selon les voies d’un déterminisme
mécanique, mais au contraire au travers des contraintes et des limites
originairement assignées à ses inventions. Capacité de génération infinie, et
pourtant strictement limitée, l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi
longtemps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à
dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la
créativité, de la conscience et de l’inconscient ou de l’individu et de la
société. Parce que l’habitus est une
capacité infinie d’engendrer en toute liberté (contrôlée) des produits –
pensées, perceptions, expressions, actions – qui ont toujours pour limites les
conditions historiquement et socialement situées de sa production, la liberté
conditionnée et conditionnelle qu’il assure est aussi éloignée d’une création
d’imprévisible nouveauté que d’une simple reproduction mécanique des
conditionnements initiaux.
BOURDIEU, Le
sens pratique, 1980
III.
Je suis autre chose que ce
que j’ai conscience immédiate d’être mais je peux agir sur ces facteurs qui me
déterminent (interprétation et autrui)
Texte 15 Freud :
Ramener le refoulé en plein jour pour triompher du désir inconscient qui nous
déterminait
Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des
résistances considérables ont été surmontées –, alors le conflit psychique né
de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la
direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire
évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de
refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce
désir ; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé, et,
pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme sublimation du
désir) ; tantôt on reconnaît qu’il
était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique donc
insuffisant du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec
l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine
lumière que l’on triomphe du désir.
FREUD, Cinq
leçons sur la psychanalyse, 1910
Texte 16 Ricoeur :
Autrui peut m’aider à dépasser les interdits de ma conscience
Dès lors si la conscience ne peut faire sa propre
exégèse et ne peut restaurer son propre empire, il est légitime de penser qu’un autre
puisse l’expliquer à elle-même et l’aide à se reconquérir ; c’est le
principe de la cure psychanalytique. Là où l’effort ne fait qu’exalter
l’impulsion morbide, un patient désenveloppement des thèmes morbides par
l’analyste doit faire la relève de l’effort stérile. La maladie n’est point la
faute, la cure n’est point la morale. Le sens profond de la cure n’est pas une
explication de la conscience par l’inconscient, mais un triomphe de la conscience sur ses propres interdits par le détour d’une
autre conscience déchiffreuse. L’analyste est l’accoucheur de la liberté,
en aidant le malade à former la
pensée qui convient à son mal ; il dénoue sa conscience et lui rend sa
fluidité ; la psychanalyse est une guérison par l’esprit ; le
véritable analyste n’est pas le despote de la conscience malade, mais le
serviteur d’une liberté à restaurer. En quoi la cure, pour n’être pas une
éthique, n’en est pas moins la condition d’une éthique retrouvée là où la
volonté succombe au terrible. L’éthique en effet n’est jamais qu’une
réconciliation du moi avec son propre corps et avec toutes les puissances
involontaires ; quand l’irruption des forces interdites marque le triomphe
d’un involontaire absolu, la psychanalyse
replace le malade dans des conditions normes où il peut à nouveau tenter avec
sa libre volonté une telle réconciliation.
RICOEUR, La
philosophie de la volonté, 1950
Texte 17 Bourdieu : Découvrir
les causes sociales de la souffrance sociale pour les défaire
Porter à la conscience des mécanismes qui rendent
la vie douloureuse, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser; porter au
jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que
l’on puisse être sur l’efficacité sociale du message sociologique, on ne peut
tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de
découvrir la possibilité d’imputer leur
souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés; et en faisant
connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous
toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes.
Constat, qui, malgré les apparences, n’a rien de désespérant
: ce que le monde social a fait, le
monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. Ce qui est sûr, en tout
cas, c’est que rien n’est moins innocent que le laisser-faire : s’il est vrai
que la plupart des mécanismes économiques et sociaux qui sont au principe des
souffrances les plus cruelles, notamment ceux qui règlent le marché du travail
et le marché scolaire, ne sont pas faciles à enrayer ou à modifier, il reste
que toute politique qui ne tire pas pleinement parti des possibilités, si réduites
soient-elles, qui sont offertes à l’action, et que la science peut aider à
découvrir, peut être considérée comme coupable de non-assistance à personne en
danger.
BOURDIEU, La
misère du monde, 1993
x