mercredi 3 avril 2019

Expériences de pensée morales



Expérience 1
Imaginez un canot de sauvetage pris dans une tempête en pleine mer. À son bord, il y a quatre hommes et un chien. Tous les cinq vont mourir si aucun homme n’accepte d’être sacrifié, ou si le chien n’est pas jeté par-dessus bord. Est-il moralement permis de jeter le chien à la mer simplement parce que c’est un chien, sans autre argument ? Qu’en pensez-vous ?
Supposez, à présent, que ces hommes soient des nazis en fuite, auteurs de massacres de masse barbares, et que le chien soit un de ces sauveteurs héroïques, qui ont permis à des dizaines de personnes d’échapper à une mort atroce après un tremblement de terre. Est-ce que cela changerait quelque chose à votre façon d’évaluer leurs droits respectifs à rester sur le canot de sauvetage ?

Expérience 2
Scénario 1 
Vous foncez à l’hôpital aux urgences avec, dans votre voiture, cinq personnes très gravement blessées dans une explosion. Chaque minute compte ! Si vous perdez trop de temps, elles mourront. Soudain, vous voyez sur le côté de la route une personne victime d’un terrible accident. Elle saigne abondamment.
Vous pourriez la sauver elle aussi en la chargeant dans votre véhicule. Si vous ne le faites pas, elle va certainement mourir. Mais si vous vous arrêtez, vous perdrez du temps, et les cinq personnes que vous transportez mourront. Devez-vous vous arrêter quand même ? 

Scénario 2 
Vous foncez à l’hôpital aux urgences avec, dans votre voiture, cinq personnes très gravement blessées dans une explosion. Chaque minute compte ! Si vous perdez trop de temps, elles mourront. Mais soudain, vous voyez au milieu de la route un piéton qui traverse imprudemment. Si vous freinez vous allez déraper, perdre du temps, et les cinq personnes que vous transportez mourront. Si vous ne freinez pas, vous allez tuer le piéton. Devez-vous freiner quand même ?

Expérience 3
Vous passez par hasard devant un étang et vous apercevez un tout petit enfant qui s’y débat. Il est en train de se noyer. Ni parents, ni nounou, ni autre passant aux alentours, pour venir à son secours. Vous pouvez très facilement sauver sa vie. Il vous suffit de courir tout de suite vers lui sans prendre le temps de vous changer et de le ramener le plus vite possible vers la rive. Vous n’avez même pas besoin de savoir nager, car l’étang est vraiment peu profond et ressemble plutôt à une grosse flaque d’eau. Si vous y allez, vous risquez seulement d’abîmer les belles chaussures que vous venez de vous offrir et d’arriver en retard à votre travail. Ne serait-il pas monstrueux de laisser l’enfant mourir pour préserver vos chaussures neuves et éviter de vous mettre un peu de pression au travail ? Si vous répondez oui, vous devrez aussi répondre oui à la question de savoir s’il est monstrueux de laisser mourir de faim des enfants des pays les plus pauvres, alors qu’il vous suffirait de consacrer une partie infime de vos revenus pour les sauver. Il s’agit en effet de cas similaires qui appellent des réponses similaires.

Expérience 4
Scénario 1
Un chirurgien d’exception, spécialisé dans la greffe d’organes, se fait du souci pour cinq patients qui risquent de mourir très rapidement s’ils ne subissent pas une transplantation. Le premier a besoin d’un cœur, le deuxième d’un rein, le troisième d’un foie, le quatrième d’un estomac et le cinquième d’une rate. Ils sont tous du même type sanguin, très rare. Par hasard, notre chirurgien tombe sur le dossier d’un jeune homme en excellente santé qui est de ce type. Il ne lui serait pas difficile de lui causer une mort douce, puis de prélever ses organes et de sauver grâce à eux la vie de ses cinq patients.
Que doit-il faire : causer la mort du jeune homme ou laisser mourir les cinq autres48 ? »

Scénario 2
Le chirurgien d’exception est fatigué. Il prescrit par erreur un produit X à cinq patients, dont les effets terriblement négatifs sont cependant différents sur chacun. Chez deux d’entre eux, il atteint les reins. Chez un autre, le cœur. Chez le quatrième, le foie et, chez le cinquième, les poumons.
À cause de la négligence fatale du chirurgien, les patients ont chacun besoin d’une greffe d’organes d’urgence.
Si le chirurgien, qui est directement responsable de leur état, ne trouve pas d’organes à transplanter, il aura tué cinq patients.
Mais s’il sacrifie le jeune homme il n’aura tué qu’une personne.
Est-ce une raison suffisante pour donner au chirurgien la permission morale de sacrifier le jeune homme ?
N’est-il pas moins immoral de tuer une personne que cinq, tout bien considéré ? »

Expérience 5
Scénario 1 :
Un juge se trouve face à une foule de manifestants furieux exigeant qu’on retrouve l’auteur d’un meurtre barbare commis sur un membre de leur communauté. Faute de quoi, ils menacent de se venger en attaquant le quartier où réside une autre communauté qu’ils soupçonnent de protéger le meurtrier. Le juge ignore l’auteur du crime. Pour éviter le saccage d’un quartier de la ville et le massacre d’un grand nombre de ses habitants, il décide d’accuser une personne innocente et de la faire exécuter.
Est-il moral de le faire ?

Scénario 2 :
Un pilote dont l’avion va s’écraser se dirige vers la zone la moins habitée de la ville en sachant qu’il causera inévitablement la mort de quelques habitants, afin d’éviter d’en tuer un nombre beaucoup plus important.
Est-il moral de le faire 

Expérience 6
Le conducteur d’un tramway s’aperçoit que ses freins ont lâché alors qu’il fonce à toute allure dans un vallon encaissé. Sur la voie, devant lui, à une certaine distance, se trouvent cinq traminots qui font des travaux de réparation. Si la machine devenue folle continue sa course, les cinq traminots vont être inévitablement écrasés, car il n’y a pas assez de place sur les côtés de la voie pour qu’ils puissent se mettre à l’abri.
Cependant, par chance, la voie principale bifurque vers une voie secondaire étroite, juste un peu avant d’atteindre les cinq personnes. Le conducteur peut éviter de les tuer s’il détourne le tramway dans cette direction.
Mais, manque de chance, un autre traminot travaille sur cette voie secondaire. La situation est la même que sur la voie principale. Il n’y a pas assez de place sur les côtés pour que le traminot puisse se mettre à l’abri. Il sera inévitablement écrasé si le conducteur effectue sa manœuvre.
Le conducteur est donc confronté au dilemme suivant : ne pas intervenir et laisser les cinq traminots se faire écraser sur la voie principale ou intervenir en détournant le tramway, ce qui aura pour effet de causer la mort du traminot sur la voie secondaire.
Lui est-il permis moralement de détourner le tramway?

Expérience 7
Scénario 1 : Vous vous baladez le long de la voie de tramway quand vous êtes témoin de la scène précédente. Vous comprenez vite que le conducteur d’un tramway qui fonce à toute allure dans un vallon encaissé a perdu connaissance. Vous voyez les cinq traminots piégés sur la voie, qui seront inévitablement écrasés. Que faire ? Par chance, il y a tout près de vous un levier d’aiguillage. Si vous l’actionnez, le tramway sera envoyé vers une voie secondaire. Mais, manque de chance, un autre traminot travaille sur cette voie. Si vous actionnez l’aiguillage, le traminot sera inévitablement tué. Vous êtes donc confronté au dilemme suivant : ne pas intervenir et laisser les cinq traminots se faire écraser sur la voie principale ou intervenir en actionnant le levier d’aiguillage et causer la mort du traminot sur la voie secondaire.
Vous est-il moralement permis d’actionner le levier ?

Scénario 2 : Vous vous trouvez sur un pont piétonnier, quand vous voyez, sur la voie en contrebas, un tramway foncer à toute allure, et, de l’autre côté du pont, cinq traminots qui travaillent sur les rails. Vous comprenez immédiatement que le tramway ne pourra pas s’arrêter. Mais vous avez assez de connaissances en physique pour savoir que si un objet massif était jeté à ce moment-là sur la voie, le tramway s’arrêterait inévitablement. Or un gros homme, qui semble avoir le volume et le poids nécessaires, se trouve justement sur le pont piétonnier tout près de vous. Il est penché sur le parapet. Il attend pour voir passer le tram sans se douter de rien. Il suffirait d’une légère poussée sur le gros homme pour le faire basculer sur la voie.
Vous est-il moralement permis de le faire ?

Scénario 3 :  Un gros homme se trouve sur la boucle. En heurtant le gros homme et en provoquant sa mort, le tramway serait fortement ralenti, ce qui laisserait aux cinq traminots le temps de s’enfuir et de sauver leurs vies. Est-il moralement permis d’actionner le levier ?

Scénario 4 :  Un objet massif se trouve sur la boucle derrière un traminot. En heurtant l’objet, le tramway serait fortement ralenti, ce qui laisserait aux cinq traminots le temps de s’enfuir et de sauver leurs vies. Mais le traminot qui se trouve devant l’objet massif serait inévitablement tué. Est-il moralement permis d’actionner le levier ? 

Expérience 8
Julie et Mark sont frère et sœur et tous les deux majeurs. Ils passent leurs vacances ensemble dans le sud de la France. Un soir, alors qu’ils se retrouvent dans un cabanon au bord de la mer, ils se disent qu’il serait intéressant et amusant d’essayer de faire l’amour. Julie prend la pilule depuis quelque temps et les risques qu’elle tombe enceinte sont très faibles. Mais pour plus de sûreté, Mark se sert d’un préservatif. Ils prennent plaisir à faire l’amour mais décident de ne pas recommencer. Ils gardent pour eux le secret de cette douce nuit qui leur donne le sentiment d’être plus proches. Qu’en pensez-vous ? Leur était-il permis de faire l’amour ?

Expérience 9
Deux femmes prévoient d’avoir un enfant. La première est déjà enceinte de trois mois quand le médecin lui annonce une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est que le fœtus qu’elle porte a une malformation, qui, même si elle n’est pas grave au point que la vie de l’enfant devienne misérable ou ne vaille pas la peine d’être vécue, va fortement diminuer sa qualité de vie. La bonne nouvelle est que cette malformation peut être facilement soignée. Il suffit que la mère prenne une pilule sans effets secondaires et l’enfant échappera à cet handicap.
La seconde voit son médecin avant d’être enceinte alors qu’elle est sur le point d’arrêter toute contraception. Dans ce cas aussi le médecin lui annonce une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’en raison de son état de santé, si elle conçoit cet enfant dans les trois prochains mois, il aura un handicap important ayant le même impact sur la qualité de vie de l’enfant que dans le cas précédent. Ce handicap ne peut pas être traité. Mais la bonne nouvelle est que la pathologie de la femme est temporaire. Si elle attend trois mois avant d’être enceinte, son enfant échappera au handicap.
Supposons que la première femme oublie de prendre le médicament et que la seconde n’attende pas avant de tomber enceinte, ce qui fait que les deux enfants naissent avec exactement le même grave handicap. Les implications morales sont-elles identiques ? Ce n’est pas évident.
Le premier enfant peut dire à sa mère : « En ne prenant pas le médicament, tu m’as causé un tort. Ma vie serait meilleure si tu l’avais pris. » Mais le deuxième enfant ne peut pas dire : « En n’attendant pas trois mois avant de tomber enceinte, tu m’as causé un tort. Ma vie serait meilleure si tu avais attendu. »
Il ne peut pas le dire tout simplement parce que si sa mère avait attendu, il ne serait pas né du tout ! Une vie avec un handicap grave, mais pas misérable au point qu’elle ne vaille pas la peine d’être vécue, est-elle préférable à pas de vie du tout ?


Expérience 10

Vous vous réveillez un matin avec un inconnu dans le lit. Vous vous apercevez que tout un réseau de tubes vous connectent ensemble par le dos et que des fluides circulent dans ce réseau. On vous a branché un inconnu dans le dos pendant votre sommeil !
Comment ? Pourquoi ?
En fait, ce sont des membres de la société des amoureux de la musique qui ont tout organisé. Ils vous ont endormi, kidnappé, et ils ont convaincu des médecins de vous brancher à cet inconnu, car ils n’ont rien trouvé de mieux pour sauver sa vie. Il faut dire que l’inconnu est un violoniste absolument génial, atteint d’une très grave maladie des reins. Vous seul aviez le sang qu’il fallait pour nettoyer ses reins progressivement et c’est au nettoyage que servent les tubes.
Pour vous rassurer, les médecins vous disent que vous n’en avez que pour neuf mois. Pour vous faire sentir l’importance de cette procédure médicale, ils ajoutent que le violoniste mourra immédiatement si vous le débranchez.
Vous pouvez, certes, agir comme un bon Samaritain et sacrifier neuf mois de votre vie pour ce violoniste inconnu de vous, que vous n’aviez même pas décidé de sauver au départ.
Mais si vous exigez qu’on le débranche, serez-vous monstrueusement immoral ? Ne s’agira-t-il pas d’un acte de légitime défense, parfaitement acceptable du point de vue moral, à l’égard d’un intrus qui voudrait vous immobiliser pendant neuf mois ?
Si vous répondez oui, il vous faudra aussi répondre oui à la question de savoir s’il existe un droit moral d’interrompre une grossesse non désirée, car il s’agit de cas similaires qui doivent être traités de façon similaire.


Chapitre 9 : Y a-t-il une morale universelle ?


I.                 La prétention de la morale à l’universalité

3 types de morale :

-        Ethique des vertus

Texte 1 Aristote : l’exercice des vertus produit le bonheur
Puisque le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite, c’est la nature de la vertu qu’il nous faut examiner : car peut-être ainsi pourrons-nous mieux considérer la nature du bonheur lui-même. (…) Et par vertu humaine nous entendons non pas l’excellence du corps, mais bien celle de l’âme, et le bonheur est aussi pour nous une activité de l’âme. (…) Nous distinguons les vertus intellectuelles et les vertus morales : la sagesse, l’intelligence, la prudence sont des vertus intellectuelles ; la libéralité et la modération sont des vertus morales. (…)
On n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs.
Les productions de l’art ont leur valeur en elles-mêmes ; il suffit que la production leur confère certains caractères. Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce n’est pas par la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu’elles sont faites d’une façon juste ou modérée. Il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit : en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu ; l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable.
Aristote, Ethique à Nicomaque, IVème siècle av JC
-        Déontologisme

Texte 2 Kant : l’intention bonne fait le devoir.
De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général en dehors du monde, il n'y a qu'une seule chose qu'on puisse tenir pour bonne sans restriction, c'est une bonne volonté. L'intelligence, la finesse, le jugement, et les talents de l'esprit, quelque nom qu'on leur donne, ou le courage, la résolution, la persévérance, comme qualités du tempérament, sont sans doute choses bonnes et désirables à beaucoup d'égards ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et pernicieux, lorsque la volonté, qui doit en faire usage, et dont la disposition propre s'appelle  pour cette raison caractère, n'est pas bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, l'honneur, la santé même, tout le bien-être, et ce parfait contentement de son état qu'on appelle le bonheur, tout cela nous donne confiance en nous, qui dégénère même souvent en présomption, lorsqu'il n'y a pas là une bonne volonté pour en redresser l'influence sur l'esprit, par là tout le principe de l'action, et les rendre universellement conformes à des fins. Ajoutez d'ailleurs qu'un spectateur raisonnable et impartial ne peut voir avec satisfaction que tout réussisse toujours à un être qui n'orne aucun trait de pure et bonne volonté.(…)
Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort, ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien ; alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par-là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple vœu, mais l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

Texte 3 Kant : la raison pratique donne la loi universelle du devoir

La raison pure est pratique par elle seule et donne à l’homme une loi universelle, que nous nommons la loi morale [...] S'appliquant aux hommes, la loi a la forme d’un impératif, parce qu’on peut, à la vérité, supposer en eux, en tant qu’êtres raisonnables, une volonté pure, mais non leur attribuer, en tant qu’êtres soumis à des besoins et à des causes sensibles de mouvement, une volonté sainte, c’est-à-dire une volonté qui ne soit capable d’aucune maxime contradictoire avec la loi morale. Pour eux la loi morale est donc  un impératif, qui commande catégoriquement, puisque la loi est inconditionnée ; le rapport d'une volonté telle que la leur à cette loi est la dépendance qui sous le nom d’obligation désigne une contrainte, imposée toutefois par la simple raison et sa loi objective, pour l’accomplissement d’une action qui s’appelle devoir.
Kant, Critique de la raison pratique, 1788

-        Utilitarisme

Texte 4 Mill : La morale doit être soumise à la raison et au calcul des conséquences de l’acte
Que le bonheur constitue ou non la fin ultime de la moralité, il est essentiel, en tout cas, pour l'idée même de philosophie morale, que la moralité se réfère à quelque fin, qu'elle ne soit pas laissée sous la domination de sentiments vagues ou d'une conviction intérieure inexplicable - qu'elle soit soumise à la raison et au calcul et non au seul sentiment. Cela seul peut permettre que des arguments soient formulés et qu'une discussion soit possible dans ce domaine. Que la moralité de nos actions dépende des conséquences qu'elles produisent est la doctrine commune aux personnes raisonnables de toutes les écoles. Que le bien ou le mal attaché à ces conséquences se mesure exclusivement à travers la peine ou le plaisir qu'elles procurent est le seul point de doctrine qui appartienne en propre à l'école utilitariste.
Mill, Essai sur Bentham, 1838

Texte 5 Mill : L’action est bonne si elle produit le plus grand bonheur total.

L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir. […]
Ce critère n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur au total. Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment, la fin ultime, celle en fonction et en vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité qu'en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la comparer à la quantité étant représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs possibilités d'expérience que par leur pratique de l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d'établir des comparaisons. Étant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la finalité de l'action humaine, c'est nécessairement également la norme de la moralité ; celle-ci peut donc, en conséquence, être définie comme l'ensemble des règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il faut ajouter que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l'ensemble des créatures capables de sensation.
Dans tous les cas où l’on serait dit communément faire un jugement éthique, la fonction du mot éthique employé est purement « émotive ». Il est employé pour exprimer des sentiments au sujet de certains objets mais non pour formuler une assertion à leur sujet. (…)

MillL'utilitarisme, 1861

II.                Les jugements moraux sont déterminés historiquement et relatifs donc il n’y a pas de morale universelle atemporelle : obéir à la morale, c’est obéir à la tradition.

Texte 6 Nietzsche : l’obéissance à la morale n’est que la contrainte de la tradition

Avoir de la morale, des moeurs, une éthique, cela signifie obéir à une loi ou une tradition fondées en ancienneté. Que l'on s'y soumette avec peine ou de son plein gré, peu importe, il suffit qu'on le fasse. On appelle « bon » celui qui, comme tout naturellement, à la suite d'une longue hérédité, donc aisément et volontiers, agit en conformité avec la morale telle qu'elle est à ce moment (exerce par exemple la vengeance quand exercer la vengeance entre, comme chez les Grecs anciens, dans les bonnes moeurs). Il est dit bon parce qu'il est bon « à quelque chose » ; mais comme, malgré le changement des moeurs, on a toujours trouvé la bienveillance, la pitié, et autres sentiments semblables « bons à quelque chose », utiles, c'est surtout le bienveillant, le secourable que l'on appelle « bons ». Être méchant, c'est être « non-moral» (immoral), pratiquer l'immoralité, s'opposer à la tradition, quelque raisonnable ou absurde qu'elle puisse être ; mais dans toutes les lois morales des diverses époques, c'est surtout nuire à son prochain que l'on a ressenti comme nuisible, si bien qu'actuellement le mot « méchant » nous fait avant tout penser à un dommage volontairement infligé au prochain. Elle n'est pas entre « égoïste » et « altruiste », l'opposition fondamentale qui a conduit les hommes à distinguer le moral de l'immoral, le bien du mal, elle est entre l'attachement à une tradition, à une loi, et l'acte de s'en détacher. La manière dont la tradition a pris naissance est ici chose indifférente ; elle l'a fait en tout cas sans référence au bien et au mal ou à quelque impératif catégorique immanent, en visant avant tout à la conservation d'une communauté, d'un peuple ; tout usage superstitieux né d'un accident mal interprété finit par imposer une tradition qu'il est moral de suivre ; s'en affranchir est un effet dangereux, plus nuisible encore à la communauté qu'à l'individu (parce que la divinité fait expier le sacrilège et toute violation de ses privilèges à la communauté, et par là seulement à l'individu aussi). Or, toute tradition se fait d'autant plus vénérable dans sa continuité que l'origine en est plus reculée, plus oubliée ; les trésors de respect qu'on lui voue s'accumulent de génération en génération, la tradition finit par être sacrée, par inspirer crainte et vénération ; et ainsi la morale de la piété est en tout cas une morale beaucoup plus ancienne que celle qui exige des actions désintéressées.
Nietzsche, Humain, trop humain, 1878

Texte 7 Nietzsche : la conscience morale n’est pas innée mais dictée par certains hommes

Le contenu de notre conscience est tout ce qui fut régulièrement exigé de nous sans raison pendant nos années d'enfance, par des personnes que nous respections ou craignions. C'est donc à partir de la conscience qu'est excité ce sentiment du devoir ("je dois faire ceci, laisser cela") qui ne demande pas : pourquoi dois-je ? - Dans tous les cas où il fait quelque chose avec "parce que" et "pourquoi", l'homme agit sans conscience ; ce qui ne veut pas encore dire contre sa conscience. - La croyance aux autorités est la source de la conscience ; celle-ci n'est donc pas la voix de Dieu dans le coeur de l'homme, mais la voix de quelques hommes dans l'homme.
Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, II, Le voyageur et son ombre, § 52

Texte 8 Nietzsche : Il faut comprendre d’où viennent nos valeurs morales

Exprimons-la, cette nouvelle exigence : nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, c'est la valeur de ces valeurs qu'il faut commencer par mettre en question - et pour cela il faut une connaissance des conditions et des circonstances qui les ont produites, dans lesquelles elles se sont modifiées (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme malentendu ; mais aussi la morale comme cause, comme remède, comme stimulant, comme entrave, comme poison, une connaissance telle qu'il n'en a jamais existé et telle qu'on n'en a même jamais désiré de pareille jusqu'ici. On prenait la valeur de ces « valeurs » pour donnée, pour réelle, au-delà de toute question ; jusqu'ici on a placé la valeur « du bon » plus haut que celle « du méchant », sans l'ombre d'un doute ni d'une hésitation, plus haut au sens de promotion, d'utilité, de croissance pour l'homme en général (y compris l'avenir de l'homme). Eh quoi ? Et Si le contraire était vrai ? Eh quoi ? Si dans le « bon» se nichaient aussi un symptôme de recul ainsi qu'un danger, un égarement, un poison, un narcotique grâce auquel le présent vivrait aux dépens de l'avenir ? Peut-être d'une manière plus confortable, moins dangereuse, mais dans un style plus mesquin, plus vil ?... De sorte que ce serait bien la faute de la morale si le type humain ne pouvait jamais atteindre à la plus haute magnificence et splendeur qui lui est possible ? De sorte que la morale serait justement le danger des dangers ?
Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887

Texte 9 Nietzsche :  la morale traditionnelle est la morale des faibles

Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l’empire de la ruse vindicative de l’impuissance, se mettent à dire : « Soyons le contraire des méchants, c’est-à-dire bons ! Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n’offense, ni n’attaque, n’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. » — Tout cela veut dire en somme, à l’écouter froidement et sans parti pris : « Nous, les faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » — Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l’insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du faible — c’est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile — était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d’homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d’affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d’ordinaire à se justifier. Le sujet (ou, pour parler le langage populaire, l’âme) est peut-être resté jusqu’ici l’article de foi le plus inébranlable, par cette raison qu’il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la faiblesse elle-même pour une liberté, tel ou tel état nécessaire pour un mérite.
Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887

Texte 10 Feuerbach : on obéit aux commandements de Dieu parce qu’ils viennent de Dieu, non pas parce qu’ils sont bons intrinsèquement

La révélation engendre des actions morales, qui pourtant ne proviennent pas de la moralité – des actions morales, mais point de convictions morales. Les commandements moraux sont bien observés, mais cette observance est déjà étrangère à la conviction intérieure, au cœur par le fait qu’ils sont représentés en tant que commandements d’un législateur extérieur et entrent dans la catégorie des commandements arbitraires et policiers. Ce qui est fait, l’est non point parce qu’il est juste et bon d’agir ainsi, mais parce que c’est Dieu qui l’ordonne. En soi le contenu est indifférent ; tout ce que Dieu commande est juste.
Feuerbach, L’essence du christianisme, 1841


III.               Qu’y a–t-il d’universel dans la morale alors ? La croyance dans l’universalité de nos jugements moraux relatifs


Texte 12 Ayer : nos jugements moraux ne sont que l’expression de sentiments moraux subjectifs

Nous commençons en remarquant que les concepts fondamentaux de l’éthique sont inanalysables, attendu qu’il n’y a pas de critère par lequel on puisse vérifier la validité des jugements dans lesquels ils se trouvent introduits. (…) Nous sommes capables de donner une explication de ce fait concernant les concepts éthiques. Nous disons que la raison pour laquelle ils sont inanalysables est qu’ils sont que des pseudo-concepts. La présence d’un symbole éthique dans une proposition n’ajoute rien à son contenu factuel. Ainsi si je dis à quelqu'un : « Vous avez mal agi en volant cet argent », je ne dis rien de plus que si j’avais simplement déclaré : « Vous avez volé cet argent ». En ajoutant que cette action est mauvaise, je ne formule aucun autre jugement sur elle, je manifeste simplement ma désapprobation de la chose. C’est comme si j’avais dit « vous avez volé cet argent » sur un ton particulier d’horreur ou si je l’avais écrit avec l’addition de quelque point spécial d’exclamation. Le ton ou le signe de l’exclamation n’ajoute rien au sens littéral de la phrase. Il sert simplement à montrer que son expression est accompagnée de certains sentiments chez le sujet parlant. (…)
Il est clair qu’il n’est rien dit ici qui puisse être vrai ou faux. Une autre personne peut être en désaccord avec moi sur le caractère mauvais du vol, dans le sens qu’elle peut n’avoir pas les mêmes sentiments que moi sur le vol, et elle peut me quereller sur mes sentiments moraux. Mais elle ne peut pas, exactement parlant, me contredire, car en disant qu’un certain type d’action est bonne ou mauvaise, je ne formule aucun jugement factuel, pas même un jugement sur mon propre état d’esprit. J’exprime simplement certains jugements moraux. Et celui qui est censé me contredire ne fait qu’exprimer ses sentiments moraux. Il n’y a donc absolument pas de sens à demander qui de nous a raison. (…)
Il mérite d’être mentionné que les termes éthiques ne servent pas seulement à exprimer des sentiments. Ils sont destinés aussi à susciter les sentiments, et ainsi à stimuler l’action. (…) En fait, nous pouvons définir le sens des différents mots éthiques en termes de sentiments divers qu’ils ont l’habitude d’exprimer, et en même temps par rapport aux différentes réponses qu’ils sont destinés à provoquer.

Ayer, Langage, vérité et logique, 1936

Texte 13 Mackie : Mais nous avons besoin de croire dans l’objectivité et l’universalité de nos jugements moraux

Le rejet des valeurs objectives peut entraîner une réaction émotionnelle extrême, un sentiment que rien n’a d’importance, que la vie a perdu son sens. Bien sûr, cela ne s’ensuit pas ; l’absence de valeurs objectives n’est pas une bonne raison pour abandonner l’intérêt subjectif que l’on prend à ce qui nous entoure, ou pour cesser de vouloir quoi que ce soit. Mais l’abandon de la croyance en des valeurs objectives peut provoquer, au moins temporairement, une baisse d’intérêt et du sentiment de sens. Que cela se produise est une preuve que les gens qui manifestent cette réaction tendent à objectiver ce qui les préoccupe et leur donne un but, en lui accordant une autorité externe fictive. La prétention à l’objective est si fortement associée à leurs préoccupations et à leurs visées que la chute du premier élément semble aussi saper le second.

Mackie, Ethics. Inventing Right and Wrong, 1977






Rechercher dans ce blog

Formulaire de contact

Nom

E-mail *

Message *