Les révolutionnaires
français disent qu’ils se sont libéré de l’Ancien Régime, cad qu’ils ont obtenu
des droits civiques leur permettant de participer à la prise de décision
politique par exemple, qu’ils n’avaient pas quand ils étaient membres du
Tiers-Etat. Leur gain de liberté consiste dans l’acquisition de droits.
Cependant ils ne sont pas pas libres de faire n’importe quoi au sein de l’Etat :
l’obtention de droits civiques se double de l’acquisition de devoirs.La liberté
semble donc un idéal moral et politique à l’aune duquel on évalue une situation,
individuelle ou collective : on aspire individuellement et collectivement à
être libre, cad à ne pas être contraint dans nos actes.
Cette liberté est la
condition qui fonde notre morale et de notre justice : c’est parce qu’on
est libre d’agir d’une certaine manière plutôt qu’une autre (de tuer quelqu’un
ou de ne pas le faire) qu’on peut être tenu pour responsable de nos actes et de
ses conséquences. Liberté comme
absence de contrainte extérieure dans nos choix = libre arbitre. Quand je suis
contraint et que je ne peux me défaire de cette contrainte, je ne suis pas
libre.
Quelle autre option que la liberté absolue ? Déterminisme
absolu cad des causes extérieures produisent nos propres choix et sont les
vraies causes de mon action. Ce ne sont pas seulement des contraintes malgré
lesquelles j’agis, mais ce sont les seules causes qui produisent mon action. Ainsi,
quand Zola décrit la vie de Nana, fille de Gervaise et de Coupeau, deux
ouvriers qui sombrent dans l’alcoolisme et ne prennent jamais le temps d’élever
leur fille, il suggère qu’elle est destinée à rater sa propre vie. Nana n’aurait
pas eu le libre choix de devenir une prostituée car sa vie ne serait que le
résultat de la mauvaise éducation qu’elle a reçue de ses parents.
Pourquoi la liberté serait une illusion ? On peut se croire libre
alors qu’on ne l’est pas vraiment. C’est une illusion car on prend une
apparente liberté (faire ce qu’on veut par exemple) pour une vraie liberté,
alors que ce n’en est pas une, et qu’on se trompe ce faisant. Mais dès lors
qu’on se croit libre, on ne pense pas qu’il s’agit d’une illusion. Mais alors,
comment être sûr que ce qu’on croit être la liberté n’est pas toujours une
illusion de liberté ? Comment savoir qu’on a enfin acquis une vraie
liberté ? Il se pourrait qu’on ne puisse se défaire de cette illusion.
=> Dès lors, la liberté est-elle un idéal
illusoire qui n’est jamais atteint ou au contraire une réalité bien effective
qui n’a rien d’une illusion ? Comment peut-on être sûr qu’il s’agit bien
d’une réalité ou d’une illusion ?
I.
La liberté est une illusion : c’est
l’ignorance des causes qui nous déterminent
Il est courant de se représenter l’homme comme un agent libre, cad capable
d’être la seule cause de ses actions, à l’inverse des animaux qui agissent
selon leur instinct et leur conditionnement. L’homme aurait, par sa raison, la
capacité de réfléchir sur ses actes, de délibérer avant d’agir et d’anticiper
leurs conséquences. Ayant cette capacité de réflexion, l’homme peut alors se
croire libre de ses choix, qui lui semblent être fait volontairement, et non
selon des contraintes extérieures. Mais comment savoir qu’on est soi-même la
seule cause de nos choix ?
Texte 1 Spinoza, Lettre à Schuller LVIII
J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et
agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée
par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Dieu, par
exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu'il existe par la
seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement
parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se
connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu'il suit de la
seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez
bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une
libre nécessité. Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées
par des causes extérieures à exister et à agir d'une certaine façon déterminée.
Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une
pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine
quantité de mouvements et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser,
elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre
dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais
parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce
qui est vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que
soit la complexité qu'il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que
puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est
nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une
certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la
pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait
effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément,
puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune
façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans
son mouvement que parce qu'elle le veut.
Telle est cette liberté humaine que tous se vantent
de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs
appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement
appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron,
vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce
qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant,
un bavard, et bien d'autres de même farine, croient agir par un libre décret de
l'âme et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi
tous les hommes, ils ne s'en libèrent pas aisément. Bien qu'en effet
l'expérience enseigne plus que suffisamment que, s'ils est une chose dont les
hommes soient peu capables , c'est de régler leurs appétits et, bien qu'ils
constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le
meilleur et font le pire, ils croient cependant qu'ils sont libres, et cela
parce qu'il y a certaines choses n'excitant en eux qu'un appétit léger,
aisément maitrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.
Spinoza répond à Descartes et toute la tradition rationaliste qui se
représentent l’homme comme un agent absolument libre. Pour Spinoza, quand
l’homme se croit libre, cad se représente comme étant le seul à l’origine de
ses actions, et non contraint par des causes extérieures, c’est qu’il ignore
les causes extérieures qui le déterminent, cad qui le poussent à agir d’une
certaine façon. Ce qu’on pense être de la liberté, cad la libre détermination
de notre action, masque en fait une ignorance des influences extérieures qui
déterminent notre action sans qu’on en ait conscience. La seule liberté est
celle de Dieu, qui est le seul à être seule et unique cause de lui-même et de
ce qu’il fait. En tant que productions de Dieu, les hommes et tous les autres
êtres vivants et objets sont toujours déterminés par des causes extérieures à
eux.
Spinoza pour illustrer cette liberté comme ignorance des causes
déterminantes prend l’exemple de la pierre qui roule en pensant qu’elle roule
par elle-même : elle pense être libre de rouler car elle ne sait pas
qu’elle roule parce que quelqu’un lui a donné un coup de pied pour la faire
avancer, ou parce qu’elle vient de se détacher d’un rocher et qu’elle est donc
mue par la force de la gravité. Son impression de liberté est une illusion car
elle ne connait pas les causes qui la poussent à rouler. L’homme est semblable
à la pierre car il se croit libre dans ses choix sans se rendre compte qu’il
est poussé à agir ainsi selon des forces extérieures à lui et indépendantes de
sa volonté. Pour Spinoza, ce sont nos désirs, « nos appétits » qui nous
poussent à agir d’une certaine façon : ce sont des envies mais aussi des
traits de caractère. Ainsi l’homme a conscience de ses désirs et se croit libre
d’agir pour les satisfaire, sans se rendre compte qu’il est poussé par des
causes extérieures pour agir ainsi et qu’il n’est pas maître de son caractère
et de ses désirs.
La croyance des hommes dans leur liberté, par ignorance des causes qui les
déterminent, est un préjugé dont ils ont du mal à se défaire. On a tendance à
croire dans notre liberté car on a tendance à se sentir capable de maîtriser
certains de nos désirs, mais cela nous empêche de voir que nous ne pouvons
maîtriser la plupart d’entre eux : on a l’impression qu’on peut maîtriser
notre envie de chocolat en s’en privant de temps en temps, ce qui nous donne
l’impression d’avoir une volonté forte qui peut résister à des désirs, mais ce
faisant on ne se rend pas compte que d’autres désirs, d’autres forces, ont une
influence beaucoup plus forte sur nous, qu’on ne peut maîtriser.
Que faire dès lors que la liberté n’est qu’une illusion ? Pour
Spinoza, il s’agit de comprendre nos désirs pour les accepter, mais il n’est
pas possible de les transformer radicalement.
Mais les causes extérieures
suffisent-elles à remettre en question la liberté ? Quand bien même on agit
dans certaines conditions, dans un certain contexte, pour certaines raisons,
c’est toujours nous qui agissons.
II.
La liberté comme cause rationnelle,
condition de notre morale et justice
Texte 2 Kant, Critique de la Raison pure
Qu'on prenne un acte
volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel homme a introduit un
certain désordre dans la société, dont on recherche d'abord les raisons
déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut
lui être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on
pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources, que l'on
recherche dans la mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en
partie aussi dans la méchanceté d'un naturel insensible à la honte, qu'on
attribue en partie à la légèreté et à l'inconsidération, sans négliger les
circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu influer. Dans tout cela, on
procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la série des causes
déterminantes d'un effet naturel donné.
Or, bien
que l'on croie que l'action soit déterminée par là, on n'en blâme pas moins
l'auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des
circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite
passée car on suppose qu'on peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette
conduite et regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette
action comme entièrement inconditionnée par rapport à l'état antérieur, comme
si l'auteur commençait absolument avec elle une série de conséquences. Ce blâme
se fonde sur une loi de la raison où l'on regarde celle-ci comme une cause qui
a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l'homme, indépendamment de
toutes les conditions empiriques nommées. Et on n'envisage pas la causalité de
la raison, pour ainsi dire, simplement comme concomitante, mais au contraire,
comme complète en soi, quand bien même les mobiles sensibles ne seraient pas du
tout en sa faveur et qu'ils lui seraient tout à fait contraires ; l'action est
attribuée au caractère intelligible de l'auteur : il est entièrement coupable à
l'instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques
de l'action, la raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué
entièrement à sa négligence.
Kant répond à Spinoza : quand bien même il y a des causes extérieures qui
influencent notre action, qui nous poussent à agir d’une certaine façon, c’est
toujours nous, un sujet rationnel possédant une conscience et une volonté
propre, qui agissons. Donc, on peut toujours nous imputer l’action et ses
conséquences : c’est une condition de la responsabilité morale et juridique.
C’est parce que nous agissons librement qu’on peut être tenu responsable de nos
actes et de leurs conséquences.
Kant distingue les causes empiriques, qui sont les causes extérieures à
nous, et les causes rationnelles, qui sont déterminées par notre propre volonté
et non une quelconque autorité extérieure. Quand bien même on accepte que les
causes empiriques puissent avoir une influence sur l’action, on considère quand
même qu’elle est le résultat d’un choix rationnel libre d’un sujet. C’est bien
notre propre raison qui a causé entièrement cette conduite, ce pourquoi on
attribue l’action à son auteur. Malgré tout le contexte et les conditions de
l’action, la raison de chacun est toujours libre d’agir ou non, ce pourquoi
n’importe quel acte doit être attribué à celui qui l’a causé.
Mais cette liberté comme cause rationnelle elle-même absolue cad ne
dépendant jamais des individus auxquels elle s’applique ? Il est parfois
complexe de désigner quelqu’un comme étant la seule vraie cause d’une action
quand celle-ci s’inscrit dans une chaîne d’actions et de conséquences
imprévisibles (ex Breaking Bad : mort de Jane causée en partie par Walter
qui cause indirectement la mort des passagers des avions qui entrent en
collision en raison d’une négligence du père de Jane, contrôleur aérien).
La liberté ne serait-elle pas un principe brandi par un certain nombre
d’individus pour rendre les individus responsables de ce dont ils ne sont pas
et pour mieux les culpabiliser?
Texte 3 Nietzsche Crépuscule des
idoles, §7
Erreur du libre arbitre. — Il ne nous reste
aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « libre arbitre » :
nous savons trop bien ce que c’est — le tour de force théologique le plus mal
famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable », à la façon des
théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des
théologiens… Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à
vouloir rendre responsable. — Partout où l’on cherche des responsabilités,
c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a
dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait
quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la
doctrine de la volonté a été principalement inventée à fin de punir,
c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne
psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses
inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le
droit d’infliger une peine — ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour
Dieu… Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés
et punis, — pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait
être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la
conscience (— par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était
fait principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans
le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes
nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de
punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les
institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition
plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du « monde
moral », à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ».
Le christianisme est une métaphysique du bourreau…
Nietzsche s’interroge dans la Généalogie
de la Morale sur l’origine de nos valeurs morales, pour montrer que notre morale
n’a rien d’universel et d’immuable : elle est le produit d’une histoire
particulière et de rapports de force entre individus, certains ayant imposé
leurs normes de comportement à d’autres. On n’a pas toujours cherché à
attribuer la faute et la responsabilité aux hommes. Pour Nietzsche, la morale
chrétienne a valorisé l’ascèse, cad la discipline du corps (notamment des
passions) et de l’esprit pour tendre vers une perfection, en renonçant à
certains actes considérés comme des plaisirs pouvant pousser au vice, mais ce
type de comportement n’a rien de naturel ou d’universel chez l’homme, il est le
fruit d’une religion particulière dans un contexte historique précis.
Dès lors, l’idéal de liberté participe de cette morale singulière : les
hommes ont été considérés comme libres pour pouvoir être culpabilisés, cad
considérés comme coupables de leurs actes, et punis. L’idéal de liberté a pour
but de mieux contrôler moralement et politiquement les individus. Nietzsche ne
se demande pas si les hommes sont vraiment libres, mais affirme qu’on les
considère comme libres pour mieux les contrôler.
Mais alors, la liberté est-elle un
idéal vain ? Pourtant, des populations se sont battues pour leur
libération et pour l’obtention de meilleurs droits (lutte contre l’esclavage,
la ségrégation, les droits des femmes) de telle sorte qu’on peut dire qu’elles
sont plus libres aujourd’hui, avec certains droits, qu’auparavant, quand leurs
droits étaient restreints. L’idéal de liberté est-il alors totalement à
rejeter ?
III.
La liberté n’est pas donnée mais un
horizon à construire en situation
Texte 4 Bourdieu, Choses
dites
Le propre des réalités historiques est que l'on
peut toujours établir qu'il aurait pu en être autrement, qu'il en va autrement
ailleurs, dans d'autres conditions. Ce qui veut dire que, en historicisant, la
sociologie dénaturalise, défatalise. Mais on lui reproche alors d'encourager un
désenchantement cynique. Évitant ainsi de poser, sur un terrain où elle aurait
quelque chance d'être résolue, la question de savoir si ce que le sociologue
donne comme un constat et non comme une thèse, à savoir par exemple que les
consommations alimentaires ou les usages du corps varient selon la position
occupée dans l'espace social, est vrai ou faux et comment on peut rendre raison
de ces variations. Mais, par ailleurs, faisant le désespoir de ceux qu'il faut
bien appeler les absolutistes, éclairés ou non, qui dénoncent son relativisme
désenchanteur, le sociologue découvre la nécessité, la contrainte des
conditions et des conditionnements sociaux, jusqu'au cœur du « sujet », sous la
forme de ce que j'appelle l'habitus. Bref, il porte le désespoir de l'humaniste
absolutiste à son comble en faisant voir la nécessité dans la contingence, en
révélant le système des conditions sociales qui ont rendu possible une manière
particulière d'être ou de faire, ainsi nécessitée sans être pour autant
nécessaire. Misère de l'homme sans Dieu ni destin d'élection, que le sociologue
ne fait que révéler, porter au jour, et dont on le rend responsable, comme tous
les prophètes de malheur. Mais on peut tuer le messager, ce qu'il annonce reste
dit, et entendu.
Cela étant, comment ne pas voir qu'en énonçant les
déterminants sociaux des pratiques, des pratiques intellectuelles notamment, le
sociologue donne les chances d'une certaine liberté par rapport à ces
déterminants ? C'est à travers l'illusion de la liberté à l'égard des
déterminations sociales (illusion dont j'ai dit cent fois qu'elle est la
détermination spécifique des intellectuels) que liberté est donnée aux
déterminations sociales de s'exercer. [...] Ainsi, paradoxalement, la
sociologie libère en libérant de l'illusion de la liberté, ou, plus exactement,
de la croyance mal placée dans des libertés illusoires.
La sociologie traite de
l’organisation sociale et de ses évolutions. En faisant l’histoire des
sociétés, elle montre qu’il n’y a pas d’organisation sociale qui serait plus
naturelle (cad due à la nature de l’homme) ou nécessaire (cad qui devrait
toujours être ainsi) qu’une autre. Toute forme d’organisation sociale est
possible, il n’y en a pas une qui correspond plus à la nature de l’homme qu’une
autre. Donc la sociologie dénaturalise l’organisation sociale, cad qu’elle
montre qu’il n’y a pas d’organisation sociale naturelle, car toute organisation
sociale est le fruit d’une histoire et de pratiques humaines antérieures.
La sociologie montre, à
travers le concept d’habitus, comment fonctionnent les conditionnements
sociaux, qui agissent comme une contrainte sur nos pratiques alimentaires ou
culturelles par exemple, car ils déterminent certains possibles au sein
desquels on doit faire des choix. Pour autant, ces conditionnements sociaux ne
sont pas nécessaires en eux-mêmes, car ils auraient pu être différents dans un
autre contexte social.
En montrant comment
fonctionnent ces conditionnements sociaux, la sociologie libère de l’illusion
de liberté absolue, cad de l’illusion selon laquelle on ferait des choix sans
aucune contrainte, tout en donnant une autre liberté, celle de réfléchir sur
ces conditionnements sociaux pour tenter de les maîtriser ou de les défaire. La
liberté que nous fait apercevoir la sociologie n’est pas une liberté qui serait
donnée à l’homme car il serait un être rationnel capable de faire des choix
selon sa volonté propre, mais la liberté politique de modifier le monde social
dès lors qu’on comprend son fonctionnement et sa possibilité d’être modifié
(« ce que le monde social a fait, le monde social peut le défaire »
texte final chapitre 3). Ainsi la liberté n’est pas un attribut donné à l’homme
à sa naissance car il serait un être rationnel possédant une volonté, mais un
horizon de l’action collective politique. C’est cette liberté qu’incarnent par
exemple les combats politiques de certaines populations (noire-américaine aux
Etats-Unis fin XXème siècle, féministe) pour l’acquisition de droits civiques.
Dès lors, la liberté comme absence de détermination de nos
actes, est bien l’illusion que présentait Spinoza. Quand bien même nous avons
l’impression que nos actes sont le fruit de notre volonté rationnelle propre,
comme le montre Kant, ils s’insèrent toujours dans un contexte social qui a
déterminé certains possibles plutôt que d’autres, au sein desquels nous
choisissons, certes, mais sans que ce choix soit absolu, indépendant de tout
contexte. Dès lors, la liberté semble plutôt être un horizon de l’action
politique pour modifier le monde social, après avoir compris comment il
s’organisait.