vendredi 8 mars 2019

Chapitre 8 : L'Etat est-il le garant de la justice ?


I.               L’Etat est la construction politique qui fonde la justice

Texte 1 Hobbes : il n’y a pas de justice hors de l’Etat fondé par l’union politique des hommes

Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un tel état, il n’y a aucune place pour une activité laborieuse, parce que son fruit est incertain ; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu’elles requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de la mort violente ; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève. (…)
La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté ; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne ; et que chacun reconnaisse comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes ; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit à me gouverner à cet homme, à condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une REPUBLIQUE. C’est là la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui réside l’essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin qu’elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection.
Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET.
Hobbes, Léviathan, 1651


Texte 2 Tocqueville : l’institution judiciaire sert d’arbitre neutre entre les parties au sujet d’un cas particulier

Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, c’est de servir d’arbitre. Pour qu’il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu’il y ait contestation. Pour qu’il y ait juge, il faut qu’il y ait procès. Tant qu’une loi ne donne pas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n’a donc point occasion de s’en occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu’un juge, à propos d’un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de ses attributions, mais il n’en sort pas, puisqu’il lui a fallu, en quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu’il prononce sur une loi, sans partir d’un procès, il sort complètement de sa sphère, et il pénètre dans celle du pouvoir législatif.
Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des cas particuliers et non sur des principes généraux. Qu’un juge, en tranchant une question particulière, détruise un principe général, par la certitude où l’on est que, chacune des conséquences de ce même principe étant frappé de la même manière, il reste dans le cercle naturel de son action ; mais que le juge attaque directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à l’enfermer : il devient quelque chose de plus important, de plus utile peut-être qu’un magistrat, mais il cesse de représenter le pouvoir judiciaire.
Le troisième caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quand on l’appelle, ou, suivant l’expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne se rencontre point aussi généralement que les deux autres. je crois cependant que, malgré les exceptions, on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le pouvoir judiciaire est sans action ; il faut le mettre en mouvement pour qu’il se remue. On lui dénonce un crime, et il punit le coupable ; on l’appelle à redresser une injustice et il la redresse ; on lui soumet un acte, et il l’interprète ; mais il ne va pas de lui-même poursuivre les criminels, rechercher l’injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaire ferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s’il prenait de lui-même l’initiative et s’établissait en censeur des lois.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835

II.              Mais l’Etat peut servir des intérêts particuliers, sous couvert de l’intérêt général, bafouant l’idéal de justice

Texte 3 Marx et Engels : L’Etat présente l’intérêt bourgeois comme intérêt général

En outre, la division du travail fait naître également l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de chaque famille et l’intérêt commun de tous les individus qui communiquent entre eux ; et, à vrai dire, cet intérêt commun n’existe pas simplement dans l’imagination, en tant « qu’idée générale », mais, en premier lieu, dans la réalité, en tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est divisé.
C’est précisément en raison de cette opposition entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant qu’Etat, une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire, mais toujours sur la base réelle des liens existant dans chaque conglomérat de familles et de tribus, tels que consanguinité, langage, division du travail à une plus grande échelle et autres intérêts ; en particulier, comme nous l’exposerons plus tard, sur la base des classes sociales déjà issues de la division du travail, lesquelles se constituent séparément dans tout agrégat humain de ce genre, et dont l’une domine toutes les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’Etat, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., ne sont que des formes illusoires – le général étant toujours la forme illusoire du communautaire – dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées. (…) Il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général – doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début.
Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1845

Texte 4 Foucault : la loi et la justice proclament leur dissymétrie de classes

Il y aurait hypocrisie ou naïveté à croire que la loi est faite pour tout le monde au nom de tout le monde ; (…) il est plus prudent de reconnaître qu’elle est faite pour quelques-uns et qu’elle porte sur d’autres ; qu’en principe elle oblige tous les citoyens, mais qu’elle s’adresse principalement aux classes les plus nombreuses et les moins éclairées ; qu’à la différence de ce qui se passe pour les lois politiques ou civiles, leur application ne concerne pas tout le monde également, que dans les tribunaux, la société toute entière ne juge pas l’un de ses membres, mais qu’une catégorie sociale préposée à l’ordre en sanctionne une autre qui est vouée au désordre : « parcourez les lieux où l’on juge, où l’on emprisonne, où l’on tue … Partout un fait nous frappe ; partout vous voyez deux classes d’hommes bien distinctes dont les uns se rencontrent toujours sur les sièges des accusateurs et des juges, et les autres sur les bancs des prévenus et des accusés »(P. Rossi, Traité de droit pénal), ce qui s’explique par le fait que ces derniers, par défaut de ressources et d’éducation, ne savent pas « rester dans les limites de la probité légale » (C. Lucas, De la réforme des prisons) ; si bien que le langage de la loi qui se veut universelle est, par là même, inadéquat ; il doit être, s’il faut qu’il soit efficace, le discours d’une classe à une autre, qui n’a ni les mêmes idées qu’elle, ni les mêmes mots : « or avec nos langues prudes, dédaigneuses, et tout embarrassés de leur étiquette est-il aisé de se faire comprendre de ceux qui n’ont jamais entendu que le dialecte rude, pauvre, irrégulier, mais vif, franc, pittoresque de la halle, des cabarets et de la foire … De quelle langue, de quelle méthode faudra-t-il faire usage dans la rédaction des lois pour agir efficacement sur l’esprit inculte de ceux qui peuvent moins résister aux tentations du crime ? »(P. Rossi) La loi et la justice n’hésitent pas à proclamer leur nécessaire dissymétrie de classe.
Foucault, Surveiller et punir, 1975

Texte 5 Thoreau : Désobéir à la loi quand elle paraît injuste à ma conscience

Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j’aie le droit d’adopter, c’est d’agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu’une corporation n’a pas de conscience ; mais une corporation faite d’être consciencieux est une corporation douée d’une conscience. La loi n’a jamais rendu les hommes plus justes d’un iota ; et, à cause du respect qu’ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l’injustice. Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu’on voit un régiment de soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc, marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons même contre leur sens commun et leur conscience, ce qui complique singulièrement la marche, en vérité, et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que l’affaire qui les occupe soit une horreur ; ils sont tous d’une disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du monde ? ou des petits fortins déplaçables, des magasins d’armes au service de quelque puissant sans scrupule ?
Thoreau, La Désobéissance civile, 1849

III.            L’Etat peut-il se passer de toute idée de justice ?

Texte 6 Machiavel : Le prince peut agir au-dessus des vertus et lois

Il n'est pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserai même dire qu'il est quelquefois dangereux d'en faire usage, quoiqu'il soit toujours utile de paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice ; il doit d'ailleurs avoir toutes ces bonnes qualités, mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité, de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la civilité, la bonne foi et la piété ; mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir ; mais très peu d'hommes savent toucher. Chacun voit aisément ce qu'on paraît être, mais presque personne n'identifie ce qu'on est ; et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majesté de l'État. Or, quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats : le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l'événement.
Machiavel, Le Prince, 1513

Texte 7 Rawls : une théorie de la justice comme liberté et inégalités fécondes
Je soutiendrai que les personnes placées dans la situation initiale (situation hypothétique du voile d’ignorance dans laquelle les personnes ne connaîtraient ni la position sociale, ni les capacités physiques et intellectuelles qui seraient les leurs dans la société dont ils élaborent les principes) choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société. Ces principes excluent la justification d’institutions par l’argument selon lequel les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que d’autres proposèrent, mais ceci n’est pas juste. Par contre, il n’y a pas d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là-même améliorée la situation des moins favorisées. L’idée intuitive est la suivante puisque le bien-être de chacun dépend d’un système de coopération sans lequel nul ne saurait avoir une existence satisfaisante, la répartition des avantages doit être telle qu’elle puisse entraîner la coopération volontaire de chaque participant, y compris des moins favorisés.
Rawls, Théorie de la justice, 1971

Texte 8 Marx et Engels : la conquête de l’Etat est une étape nécessaire pour tendre vers l’idéal de justice

Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives. Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays. Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application :
-        Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.
-        Impôt fortement progressif.
-        Abolition de l'héritage.
-        Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
-        Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.
-        Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
-        Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
-        Travail obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
-        Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
-        Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.

Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848



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