jeudi 7 février 2019

Le réel est-il rationnel ?


Réel : l’ensemble des choses, phénomènes et événements existant dans le monde (= l’ensemble de ce qui est).
Raison : faculté humaine de connaissance, de la réalité extérieure comme de soi-même.
Rationnel : qui est régi par la raison, qui obéit aux normes dictées par la raison
# Sensible : qui est régi par les sens, qui obéit aux normes dictées par les sens

Problème : la raison est une faculté humaine de connaissance. On ne peut connaître le réel sans la raison. Or, comment savoir si le réel lui-même est rationnel, cad répond à des normes d’intelligibilité dictées par la raison, ou si ce n’est pas toujours nos moyens pour connaître le réel qui sont rationnels ? Peut-on atteindre le réel lui-même, sans notre faculté rationnelle ? Comment être sûr qu’on ne plaque pas sur le réel des normes propres aux facultés intellectuelles humaines ?

Enjeux :
-        Dès lors qu’on se prononce sur la nature du réel (rationnel ou non), on donne une direction à nos moyens de connaître le réel. Si le réel est rationnel, la meilleure façon de le connaître est par la raison elle-même et ses productions (la science) => rationalisme (= c’est par la raison qu’on connaît le réel. Platon, Descartes, Leibniz). Si le réel est sensible, la meilleure façon de le connaître est par les sens et ses productions (l’art) => empirisme (= c’est par les sens et l’accumulation des données sensibles qu’on connaît le réel. Aristote, Locke, Hume)
-        Pourquoi le réel serait-il rationnel ? Est-ce parce qu’il aurait été créé par un être rationnel (Dieu selon l’hypothèse de Platon Descartes Spinoza Leibniz) ? Y aurait-il alors un ordre rationnel dans le réel (hypothèse du meilleur des mondes de Leibniz) ?

I.                Le réel est rationnel : dogmatisme et scepticisme

Les antinomies de la raison pure, Kant.

II.              La raison connaît le réel sans pouvoir atteindre sa vraie nature

Hume : la raison ne peut être sûre des relations entre les choses du réel, extérieures à elle

Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait.
Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit. (...) Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur la relation de cause à effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-delà du témoignage de notre mémoire et de nos sens. Si vous aviez à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de fait qui ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami est à la campagne, ou en France, il vous donnerait une raison ; et cette raison serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a déjà eu des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y est constamment supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est inféré. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait incertaine.

Hume, Enquête sur l’entendement humain

Kant : la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son propre plan

Lorsque Galilée fit rouler ses sphères le long d’un plan incliné, avec une pesanteur qu’il avait lui-même choisie, ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait préalablement conçu comme égal à celui d’une colonne d’eau qu’il connaissait, ou que plus tard encore Stahl transforma des métaux en chaux et derechef celle-ci en métal, en leur ôtant quelque chose puis en le leur rendant, une lumière se fit dans l’esprit de tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son propre plan, qu’elle éprouve le besoin de prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements d’après des lois constantes et de contraindre la nature à répondre à ses questions, mais qu’elle ne doit pas se laisser conduire seulement par elle, comme en lisière ; car sinon, les observations faites au hasard, sans aucun plan préalablement conçu, ne peuvent tenir ensemble dans une loi nécessaire, conformément à ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. La raison, tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner valeur de lois à des phénomènes concordants, et de l’autre l’expérimentation qu’elle a conçue d’après ceux-ci, doit s’approcher de la nature, certes pour être instruite par elle, mais non toutefois comme un élève, prêt à entendre tout ce que le maître veut, mais en la qualité d’un juge en exercice, qui contraint les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet. Et c’est ainsi que la physique elle-même ne doit la révolution si avantageuse de sa manière de penser qu’à la simple idée selon laquelle c’est conformément à ce que la raison met dans la nature qu’il faut aller chercher en celle-ci (et non pas imaginer en elle) ce qu’elle doit apprendre d’elle, et dont elle ne saurait rien trouver par elle-même. C’est seulement de cette manière que la physique a été amenée à suivre la voie sûre d’une science, après n’avoir été rien d’autre, durant de si nombreux siècles, qu’un simple tâtonnement.

Kant, Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition

Bergson : nos instruments pour connaître le réel sont eux-mêmes artificiels, produits de la raison

On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ? Mais ce n’est pas assez dire. D’une manière générale, mesurer est une opération tout humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas, elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois et elle réussit.
BERGSON, Evolution créatrice.

=> Problème : Il semble qu’on ne peut jamais atteindre le réel lui-même, que la raison ne trouve que ce qu’elle cherche dans les choses du monde. Pourtant, la science n’est pas hors-sol, elle entend bien parler de la réalité. Quel est alors son rapport à la réalité si ce n’est pas celui d’une simple correspondance ?


III.             Le réel est l’horizon de nos constructions rationnelles visant à le connaître, sans jamais l’atteindre

Einstein et Infeld : La réalité comme horizon des connaissances scientifiques

Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. (...)
La science n'est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d'idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. […]
La réalité créée par la physique moderne est, en effet, très loin du début de la science. Mais le but de toute théorie physique reste toujours le même. À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d'ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu'il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l'harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l'éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l'harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s'opposent à notre compréhension.
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique

ð  Mais alors, comment vérifier nos savoirs scientifiques ?

Popper : la falsifiabilité comme critère interne de scientfiicité
Il apparaissait donc nécessaire de pouvoir disposer d'un autre critère de démarcation. Et j'ai proposé […] de prendre pour critère en la matière la possibilité, pour un système théorique, d'être réfuté ou invalidé. Selon cette conception, que je continue toujours de défendre, un système doit être tenu pour scientifique seulement s'il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. Les tentatives pour provoquer des conflits de ce type, c'est-à-dire pour réfuter ce système permettent en fait de le tester. Pouvoir être testé, c'est pouvoir être réfuté, et cette propriété peut donc servir, de la même manière, de critère de démarcation. Cette conception voit dans la démarche critique la caractéristique essentielle de la science. Le savant doit donc étudier les théories sous l'angle de leur aptitude à être examinées de manière critique : il se demande si celles-ci se prêtent à des critiques de toute nature et, lorsque tel est le cas, si elles sont en mesure d'y résister. La théorie de Newton, par exemple, prédisait certains écarts par rapport aux lois de Kepler (en raison des interactions entre planètes), alors que ceux-ci n'avaient pas été observés. Elle s'exposait en conséquence à des tentatives de réfutation dont l'échec allait signifier le succès de cette théorie. La théorie einsteinienne a été testée de manière analogue. Et de fait, tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation. Ce n'est que lorsqu'une théorie est parvenue à supporter les contraintes de ce genre d'efforts qu'on pourra affirmer qu'elle se trouve confirmée ou corroborée par l'expérience."
POPPER, Conjectures et réfutations

Nous pouvons si nous le voulons distinguer quatre étapes différentes au cours desquelles pourrait être réalisée la mise à l'épreuve d'une théorie. Il y a, tout d'abord, la comparaison logique des conclusions entre elles par laquelle on éprouve la cohérence interne du système. En deuxième lieu s'effectue la recherche de la forme logique de la théorie, qui a pour objet de déterminer si elle constituerait un progrès scientifique au cas où elle survivrait à nos divers tests. Enfin, la théorie est mise à l'épreuve en procédant à des applications empiriques des conclusions qui peuvent en être tirées.
    Le but de cette dernière espèce de test est de découvrir jusqu'à quel point les conséquences nouvelles de la théorie quelle que puisse être la nouveauté de ses assertions font face aux exigences de la pratique, surgies d'expérimentations purement scientifiques ou d'applications techniques concrètes. Ici, encore, la procédure consistant à mettre à l'épreuve est déductive. A l'aide d'autres énoncés préalablement acceptés, l'on déduit de la théorie certains énoncés singuliers que nous pouvons appeler « prédictions » et en particulier des prévisions que nous pouvons facilement contrôler ou réaliser. Parmi ces énoncés l'on choisit ceux qui sont en contradiction avec elle. Nous essayons ensuite de prendre une décision en faveur (ou à l'encontre) de ces énoncés déduits en les comparant aux résultats des applications pratiques et des expérimentations.
    Si cette décision est positive, c'est-à-dire si les conclusions singulières se révèlent acceptables, ou vérifiées, la théorie a provisoirement réussi son test : nous n'avons pas trouvé de raisons de l'écarter. Mais si la décision est négative ou, en d'autres termes, si, les conclusions ont été falsifiées, cette falsification falsifie également la théorie dont elle était logiquement déduite. Il faudrait noter ici qu'une décision ne peut soutenir la théorie que pour un temps car des décisions négatives peuvent toujours l'éliminer ultérieurement. Tant qu'une théorie résiste à des tests systématiques et rigoureux et qu'une autre ne la remplace pas avantageusement dans le cours de la progression scientifique, nous pouvons dire que cette théorie a « fait ses preuves » ou qu'elle est « corroborée».
POPPER, La logique de la découverte scientifique

Kuhn : paradigmes et révolutions scientifiques
Une nouvelle théorie n’entre pas obligatoirement en conflit avec celles qui l’ont précédée. Elle pourrait concerner exclusivement des phénomènes jusque-là inconnus, comme la théorie des quanta concerne des phénomènes infra-atomiques inconnus avant le XXème siècle. Ou encore, la nouvelle théorie pourrait être simplement d’un niveau plus élevé que celles que l’on connaissait jusque-là, susceptible de lier ensemble tout un groupe de théories de niveau inférieur sans apporter à aucune d’elles de changement important. (...) Si tout cela se vérifiait, le développement scientifique serait en son essence cumulatif. Les phénomènes d’un genre nouveau révèleraient simplement l’ordre régnant dns un domaine où jusque-là on n’en avait reconnu aucun. Dans l’évolution de la science, une connaissance nouvelle remplacerait l’ignorance, au lieu de remplacer une notion différente et incompatible.
Il est évident que la science aurait pu se développer ainsi d’une manière purement cumulative. Nombre de gens d’ailleurs imaginent ainsi ses progrès, et un nombre encore plus grand semblent supposer que l’accumulation est en tout cas l’idéal que révélerait le développement historique, si seulement il n’était pas si souvent déformé par les habitudes humaines. (...) Néanmoins, malgré l’extrême plausibilité de cette image idéale, nous avons lieu de nous demander de plus en plus s’il est possible que ce soit bien là une image de la science. A partir de l’apparition du premier paradigme, l’assimilation de toute théorie nouvelle et de presque tous les phénomènes d’un genre nouveau a exigé en fait l’abandon d’un paradigme antérieur, suivi d’un conflit entre des écoles concurrentes de pensée scientifique. L’acquisition cumulative de nouveautés non attendues se révèle être une exception, très rarement vérifiée, à la règle du développement scientifique. Quiconque observe sérieusement la réalité scientifique, en arrive obligatoirement à penser que la science ne se développe pas dans le sens de l’idéal suggéré par l’image de son aspect cumulatif.
(...)  Le terme de paradigme est utilisé dans deux sens différents. D’une part, il représente tout l’ensemble des croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné. D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les solutions d’énigmes concrètes qui, employées comme modèles ou exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science normale. (...)  L'utilité d'un paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable.  
KUHN, La structure des révolutions scientifiques

mercredi 30 janvier 2019

Chapitre 7 : A quoi reconnait-on une oeuvre d'art ?


Pour ce chapitre je vous conseille de regarder la chaîne Youtube "Art comptant pour rien", par exemple pour commencer, les vidéos suivantes : 
- sur l'histoire de l'art 
- sur l'art vidéo
- sur l'art conceptuel


I.                L’art nous fait voir le réel différemment

Texte 1
Il y a (...) depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n'apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur.                                                                                                                                           BERGSON

Texte 2
Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.
ALAIN

Texte 3
Les artistes ont un intérêt à ce qu'on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l'imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l'on se rend compte aujourd'hui d'après les Carnets de Beethoven qu'il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte tirées d'ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s'abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l'improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d'art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.
                                                                                                                           NIETZSCHE, Humain, trop humain


II.              L’art produit le sentiment du beau
Texte 4
Pour décider si une chose est belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l'imagination (peut-être jointe à l'entendement). Le jugement de goût n'est donc pas un jugement de connaissance ; il n'est point par conséquent logique mais esthétique, c'est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif. Les représentations et même les sensations peuvent toujours être considérées dans une relation avec des objets (et c'est cette relation qui constitue l'élément réel d'une représentation empirique) ; mais il ne s'agit plus alors de leur relation au sentiment du plaisir et de la peine, laquelle ne désigne rien de l'objet, mais simplement l'état dans lequel se trouve le sujet affecté par la représentation. (...) Le beau est ce qui plaît universellement sans concept.

KANT, Critique de la faculté de juger
III.             L’art est défini par son fonctionnement symbolique

Texte 5
La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question : «Qu'est-ce que l'art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l'évaluation en art « Qu'est-ce que l'art de qualité ? » s'aiguise dans le cas de l'art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s'aggrave encore avec la promotion de l'art dit environnemental et conceptuel. Le pare-chocs d'une automobile accidentée dans une galerie d'art est-il une œuvre d'art ? Que dire de quelque chose qui ne serait même pas un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage d'un trou dans Central Park, comme le prescrit Oldenburg ? Si ce sont des œuvres d'art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres d'art ? Sinon, qu'est-ce qui distingue ce qui est une œuvre d'art de ce qui n'en est pas une ? Qu'un artiste l'appelle œuvre d'art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n'emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l'embarras provient de ce qu'on pose une fausse question – on n'arrive pas à reconnaître qu'une chose puisse fonctionner comme œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n'est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d'art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d'art ? » – ou plus brièvement, comme dans mon titre « Quand y a-t-il art ? » (...)
Un objet peut être une œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d'art parce que et pendant qu'il fonctionne d'une certaine façon comme symbole. Tant qu'elle est sur une route, la pierre n'est d'habitude pas une œuvre d'art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d'art. Sur la route, elle n'accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d'un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D'un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d'art si l'on s'en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s'abriter.
Maintenant, bien sûr, fonctionner comme symbole d'une façon ou d'une autre n'est pas en soi fonctionner comme œuvre d'art. Notre échantillonnage, quand il sert d'échantillon, n'en devient pas alors et par ce fait une œuvre d'art. Les choses fonctionnent comme œuvres d'art seulement quand leur fonctionnement symbolique présente certaines caractéristiques. Notre pierre dans un musée de géologie acquiert des fonctions symboliques à titre d’échantillon de pierres d’une période, une origine ou une composition données, mais elle ne fonctionne pas comme œuvre d’art.
La question de savoir quelles caractéristiques au juste distinguent, ou sont des indices de, la symbolisation (qui constitue le fonctionnement en tant qu’oeuvre d’art), appelle une étude attentive à la lumière d’une théorie générale des symboles. (...) Je risque l’idée qu’il y a cinq symptômes de l’esthétique : (1) La densité syntaxique : les différences les plus fines à certains égards constituent une différence entre des symboles – par exemple, un thermomètre au mercure non gradué par opposition avec un instrument électronique à lecture numérique ; (2) la densité sémantique : les choses qui sont distinguées selon de très fines différences à certains égards sont munies de symboles (...) (3) une saturation relative : de nombreux aspects d’un symbole sont plus ou moins significatifs – par exemple, dans un dessin de Hokusai qui représente une montagne par un simple trait, chaque caractéristique de forme, ligne, épaisseur, etc, compte (...) (4) l’exemplification : un symbole, qu’il dénote ou non, symbolise en servant d’échantillon pour les propriétés qu’il possède littéralement ou métaphoriquement ; et enfin (5) la référence multiple et complexe : un symbole remplit plusieurs fonctions référentielles intégrées et interagissantes, les unes directement et certaines par l’intermédiaire d’autres symboles.

Nelson GOODMAN, Manières de faire des mondes, IV, 3

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