jeudi 7 février 2019

Le réel est-il rationnel ?


Réel : l’ensemble des choses, phénomènes et événements existant dans le monde (= l’ensemble de ce qui est).
Raison : faculté humaine de connaissance, de la réalité extérieure comme de soi-même.
Rationnel : qui est régi par la raison, qui obéit aux normes dictées par la raison
# Sensible : qui est régi par les sens, qui obéit aux normes dictées par les sens

Problème : la raison est une faculté humaine de connaissance. On ne peut connaître le réel sans la raison. Or, comment savoir si le réel lui-même est rationnel, cad répond à des normes d’intelligibilité dictées par la raison, ou si ce n’est pas toujours nos moyens pour connaître le réel qui sont rationnels ? Peut-on atteindre le réel lui-même, sans notre faculté rationnelle ? Comment être sûr qu’on ne plaque pas sur le réel des normes propres aux facultés intellectuelles humaines ?

Enjeux :
-        Dès lors qu’on se prononce sur la nature du réel (rationnel ou non), on donne une direction à nos moyens de connaître le réel. Si le réel est rationnel, la meilleure façon de le connaître est par la raison elle-même et ses productions (la science) => rationalisme (= c’est par la raison qu’on connaît le réel. Platon, Descartes, Leibniz). Si le réel est sensible, la meilleure façon de le connaître est par les sens et ses productions (l’art) => empirisme (= c’est par les sens et l’accumulation des données sensibles qu’on connaît le réel. Aristote, Locke, Hume)
-        Pourquoi le réel serait-il rationnel ? Est-ce parce qu’il aurait été créé par un être rationnel (Dieu selon l’hypothèse de Platon Descartes Spinoza Leibniz) ? Y aurait-il alors un ordre rationnel dans le réel (hypothèse du meilleur des mondes de Leibniz) ?

I.                Le réel est rationnel : dogmatisme et scepticisme

Les antinomies de la raison pure, Kant.

II.              La raison connaît le réel sans pouvoir atteindre sa vraie nature

Hume : la raison ne peut être sûre des relations entre les choses du réel, extérieures à elle

Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait.
Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit. (...) Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur la relation de cause à effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-delà du témoignage de notre mémoire et de nos sens. Si vous aviez à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de fait qui ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami est à la campagne, ou en France, il vous donnerait une raison ; et cette raison serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a déjà eu des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y est constamment supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est inféré. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait incertaine.

Hume, Enquête sur l’entendement humain

Kant : la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son propre plan

Lorsque Galilée fit rouler ses sphères le long d’un plan incliné, avec une pesanteur qu’il avait lui-même choisie, ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait préalablement conçu comme égal à celui d’une colonne d’eau qu’il connaissait, ou que plus tard encore Stahl transforma des métaux en chaux et derechef celle-ci en métal, en leur ôtant quelque chose puis en le leur rendant, une lumière se fit dans l’esprit de tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son propre plan, qu’elle éprouve le besoin de prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements d’après des lois constantes et de contraindre la nature à répondre à ses questions, mais qu’elle ne doit pas se laisser conduire seulement par elle, comme en lisière ; car sinon, les observations faites au hasard, sans aucun plan préalablement conçu, ne peuvent tenir ensemble dans une loi nécessaire, conformément à ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. La raison, tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner valeur de lois à des phénomènes concordants, et de l’autre l’expérimentation qu’elle a conçue d’après ceux-ci, doit s’approcher de la nature, certes pour être instruite par elle, mais non toutefois comme un élève, prêt à entendre tout ce que le maître veut, mais en la qualité d’un juge en exercice, qui contraint les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet. Et c’est ainsi que la physique elle-même ne doit la révolution si avantageuse de sa manière de penser qu’à la simple idée selon laquelle c’est conformément à ce que la raison met dans la nature qu’il faut aller chercher en celle-ci (et non pas imaginer en elle) ce qu’elle doit apprendre d’elle, et dont elle ne saurait rien trouver par elle-même. C’est seulement de cette manière que la physique a été amenée à suivre la voie sûre d’une science, après n’avoir été rien d’autre, durant de si nombreux siècles, qu’un simple tâtonnement.

Kant, Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition

Bergson : nos instruments pour connaître le réel sont eux-mêmes artificiels, produits de la raison

On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ? Mais ce n’est pas assez dire. D’une manière générale, mesurer est une opération tout humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas, elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois et elle réussit.
BERGSON, Evolution créatrice.

=> Problème : Il semble qu’on ne peut jamais atteindre le réel lui-même, que la raison ne trouve que ce qu’elle cherche dans les choses du monde. Pourtant, la science n’est pas hors-sol, elle entend bien parler de la réalité. Quel est alors son rapport à la réalité si ce n’est pas celui d’une simple correspondance ?


III.             Le réel est l’horizon de nos constructions rationnelles visant à le connaître, sans jamais l’atteindre

Einstein et Infeld : La réalité comme horizon des connaissances scientifiques

Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. (...)
La science n'est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d'idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. […]
La réalité créée par la physique moderne est, en effet, très loin du début de la science. Mais le but de toute théorie physique reste toujours le même. À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d'ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu'il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l'harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l'éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l'harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s'opposent à notre compréhension.
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique

ð  Mais alors, comment vérifier nos savoirs scientifiques ?

Popper : la falsifiabilité comme critère interne de scientfiicité
Il apparaissait donc nécessaire de pouvoir disposer d'un autre critère de démarcation. Et j'ai proposé […] de prendre pour critère en la matière la possibilité, pour un système théorique, d'être réfuté ou invalidé. Selon cette conception, que je continue toujours de défendre, un système doit être tenu pour scientifique seulement s'il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. Les tentatives pour provoquer des conflits de ce type, c'est-à-dire pour réfuter ce système permettent en fait de le tester. Pouvoir être testé, c'est pouvoir être réfuté, et cette propriété peut donc servir, de la même manière, de critère de démarcation. Cette conception voit dans la démarche critique la caractéristique essentielle de la science. Le savant doit donc étudier les théories sous l'angle de leur aptitude à être examinées de manière critique : il se demande si celles-ci se prêtent à des critiques de toute nature et, lorsque tel est le cas, si elles sont en mesure d'y résister. La théorie de Newton, par exemple, prédisait certains écarts par rapport aux lois de Kepler (en raison des interactions entre planètes), alors que ceux-ci n'avaient pas été observés. Elle s'exposait en conséquence à des tentatives de réfutation dont l'échec allait signifier le succès de cette théorie. La théorie einsteinienne a été testée de manière analogue. Et de fait, tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation. Ce n'est que lorsqu'une théorie est parvenue à supporter les contraintes de ce genre d'efforts qu'on pourra affirmer qu'elle se trouve confirmée ou corroborée par l'expérience."
POPPER, Conjectures et réfutations

Nous pouvons si nous le voulons distinguer quatre étapes différentes au cours desquelles pourrait être réalisée la mise à l'épreuve d'une théorie. Il y a, tout d'abord, la comparaison logique des conclusions entre elles par laquelle on éprouve la cohérence interne du système. En deuxième lieu s'effectue la recherche de la forme logique de la théorie, qui a pour objet de déterminer si elle constituerait un progrès scientifique au cas où elle survivrait à nos divers tests. Enfin, la théorie est mise à l'épreuve en procédant à des applications empiriques des conclusions qui peuvent en être tirées.
    Le but de cette dernière espèce de test est de découvrir jusqu'à quel point les conséquences nouvelles de la théorie quelle que puisse être la nouveauté de ses assertions font face aux exigences de la pratique, surgies d'expérimentations purement scientifiques ou d'applications techniques concrètes. Ici, encore, la procédure consistant à mettre à l'épreuve est déductive. A l'aide d'autres énoncés préalablement acceptés, l'on déduit de la théorie certains énoncés singuliers que nous pouvons appeler « prédictions » et en particulier des prévisions que nous pouvons facilement contrôler ou réaliser. Parmi ces énoncés l'on choisit ceux qui sont en contradiction avec elle. Nous essayons ensuite de prendre une décision en faveur (ou à l'encontre) de ces énoncés déduits en les comparant aux résultats des applications pratiques et des expérimentations.
    Si cette décision est positive, c'est-à-dire si les conclusions singulières se révèlent acceptables, ou vérifiées, la théorie a provisoirement réussi son test : nous n'avons pas trouvé de raisons de l'écarter. Mais si la décision est négative ou, en d'autres termes, si, les conclusions ont été falsifiées, cette falsification falsifie également la théorie dont elle était logiquement déduite. Il faudrait noter ici qu'une décision ne peut soutenir la théorie que pour un temps car des décisions négatives peuvent toujours l'éliminer ultérieurement. Tant qu'une théorie résiste à des tests systématiques et rigoureux et qu'une autre ne la remplace pas avantageusement dans le cours de la progression scientifique, nous pouvons dire que cette théorie a « fait ses preuves » ou qu'elle est « corroborée».
POPPER, La logique de la découverte scientifique

Kuhn : paradigmes et révolutions scientifiques
Une nouvelle théorie n’entre pas obligatoirement en conflit avec celles qui l’ont précédée. Elle pourrait concerner exclusivement des phénomènes jusque-là inconnus, comme la théorie des quanta concerne des phénomènes infra-atomiques inconnus avant le XXème siècle. Ou encore, la nouvelle théorie pourrait être simplement d’un niveau plus élevé que celles que l’on connaissait jusque-là, susceptible de lier ensemble tout un groupe de théories de niveau inférieur sans apporter à aucune d’elles de changement important. (...) Si tout cela se vérifiait, le développement scientifique serait en son essence cumulatif. Les phénomènes d’un genre nouveau révèleraient simplement l’ordre régnant dns un domaine où jusque-là on n’en avait reconnu aucun. Dans l’évolution de la science, une connaissance nouvelle remplacerait l’ignorance, au lieu de remplacer une notion différente et incompatible.
Il est évident que la science aurait pu se développer ainsi d’une manière purement cumulative. Nombre de gens d’ailleurs imaginent ainsi ses progrès, et un nombre encore plus grand semblent supposer que l’accumulation est en tout cas l’idéal que révélerait le développement historique, si seulement il n’était pas si souvent déformé par les habitudes humaines. (...) Néanmoins, malgré l’extrême plausibilité de cette image idéale, nous avons lieu de nous demander de plus en plus s’il est possible que ce soit bien là une image de la science. A partir de l’apparition du premier paradigme, l’assimilation de toute théorie nouvelle et de presque tous les phénomènes d’un genre nouveau a exigé en fait l’abandon d’un paradigme antérieur, suivi d’un conflit entre des écoles concurrentes de pensée scientifique. L’acquisition cumulative de nouveautés non attendues se révèle être une exception, très rarement vérifiée, à la règle du développement scientifique. Quiconque observe sérieusement la réalité scientifique, en arrive obligatoirement à penser que la science ne se développe pas dans le sens de l’idéal suggéré par l’image de son aspect cumulatif.
(...)  Le terme de paradigme est utilisé dans deux sens différents. D’une part, il représente tout l’ensemble des croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné. D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les solutions d’énigmes concrètes qui, employées comme modèles ou exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science normale. (...)  L'utilité d'un paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable.  
KUHN, La structure des révolutions scientifiques

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