Réel : l’ensemble des choses, phénomènes et événements existant dans
le monde (= l’ensemble de ce qui est).
Raison : faculté humaine de connaissance, de la réalité extérieure
comme de soi-même.
Rationnel : qui est régi par la raison, qui obéit aux normes dictées par
la raison
# Sensible : qui est régi par les sens, qui obéit aux normes dictées par
les sens
Problème : la raison
est une faculté humaine de connaissance. On ne peut connaître le réel sans la
raison. Or, comment savoir si le réel lui-même est rationnel, cad répond à des
normes d’intelligibilité dictées par la raison, ou si ce n’est pas toujours nos
moyens pour connaître le réel qui sont rationnels ? Peut-on atteindre le
réel lui-même, sans notre faculté rationnelle ? Comment être sûr qu’on ne
plaque pas sur le réel des normes propres aux facultés intellectuelles
humaines ?
Enjeux :
-
Dès
lors qu’on se prononce sur la nature du réel (rationnel ou non), on donne une
direction à nos moyens de connaître le réel. Si le réel est rationnel, la
meilleure façon de le connaître est par la raison elle-même et ses productions
(la science) => rationalisme (= c’est par la raison qu’on connaît le réel.
Platon, Descartes, Leibniz). Si le réel est sensible, la meilleure façon de le
connaître est par les sens et ses productions (l’art) => empirisme (= c’est
par les sens et l’accumulation des données sensibles qu’on connaît le réel.
Aristote, Locke, Hume)
-
Pourquoi
le réel serait-il rationnel ? Est-ce parce qu’il aurait été créé par un
être rationnel (Dieu selon l’hypothèse de Platon Descartes Spinoza
Leibniz) ? Y aurait-il alors un ordre rationnel dans le réel (hypothèse du
meilleur des mondes de Leibniz) ?
I.
Le réel est rationnel :
dogmatisme et scepticisme
Les antinomies de la raison pure, Kant.
II.
La raison connaît le réel
sans pouvoir atteindre sa vraie nature
Hume : la raison ne peut être sûre des relations entre les
choses du réel, extérieures à elle
Tous les
objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être
répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait.
Du premier
genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et,
en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de
l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui
énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la
moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions
de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment
de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu
de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide
conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de
fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de
la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle
soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de
fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est
conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le
soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins
intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se
lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle
était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait
jamais être distinctement conçue par l'esprit. (...) Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur
la relation de cause à effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons
aller au-delà du témoignage de notre mémoire et de nos sens. Si vous aviez
à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de fait qui
ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami
est à la campagne, ou en France, il vous donnerait une raison ; et cette raison
serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la
connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un homme qui trouverait
une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a
déjà eu des hommes sur cette île. Tous
nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y est constamment
supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est
inféré. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait
incertaine.
Hume, Enquête
sur l’entendement humain
Kant : la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même
d’après son propre plan
Lorsque Galilée
fit rouler ses sphères le long d’un plan incliné, avec une pesanteur qu’il
avait lui-même choisie, ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il
avait préalablement conçu comme égal à celui d’une colonne d’eau qu’il
connaissait, ou que plus tard encore Stahl transforma des métaux en chaux et
derechef celle-ci en métal, en leur ôtant quelque chose puis en le leur
rendant, une lumière se fit dans l’esprit de tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce
qu’elle produit elle-même d’après son propre plan, qu’elle éprouve le besoin de
prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements d’après
des lois constantes et de contraindre la nature à répondre à ses questions,
mais qu’elle ne doit pas se laisser conduire seulement par elle, comme en
lisière ; car sinon, les observations faites au hasard, sans aucun plan
préalablement conçu, ne peuvent tenir ensemble dans une loi nécessaire,
conformément à ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. La raison, tenant d’une main ses principes,
qui seuls peuvent donner valeur de lois à des phénomènes concordants, et de
l’autre l’expérimentation qu’elle a conçue d’après ceux-ci, doit s’approcher de
la nature, certes pour être instruite par elle, mais non toutefois comme un
élève, prêt à entendre tout ce que le maître veut, mais en la qualité d’un juge
en exercice, qui contraint les témoins à répondre aux questions qu’il leur
soumet. Et c’est ainsi que la physique elle-même ne doit la révolution si
avantageuse de sa manière de penser qu’à la simple idée selon laquelle c’est conformément à ce que la raison met
dans la nature qu’il faut aller chercher en celle-ci (et non pas imaginer en
elle) ce qu’elle doit apprendre d’elle, et dont elle ne saurait rien trouver par
elle-même. C’est seulement de cette manière que la physique a été amenée à
suivre la voie sûre d’une science, après n’avoir été rien d’autre, durant de si
nombreux siècles, qu’un simple tâtonnement.
Kant, Critique
de la raison pure, Préface à la seconde édition
Bergson : nos instruments pour connaître le réel sont
eux-mêmes artificiels, produits de la raison
On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme
mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance
scientifique des choses. Nos unités
de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux
intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes
les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux
changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ?
Mais ce n’est pas assez dire. D’une
manière générale, mesurer est une opération tout humaine, qui implique qu’on
superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre
de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas,
elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les
unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois et elle
réussit.
BERGSON, Evolution créatrice.
=> Problème : Il semble qu’on ne peut jamais atteindre le
réel lui-même, que la raison ne trouve que ce qu’elle cherche dans les choses
du monde. Pourtant, la science n’est pas hors-sol, elle entend bien parler de
la réalité. Quel est alors son rapport à la réalité si ce n’est pas celui d’une
simple correspondance ?
III.
Le réel est l’horizon de nos
constructions rationnelles visant à le connaître, sans jamais l’atteindre
Einstein et Infeld : La réalité comme horizon des
connaissances scientifiques
Les concepts physiques sont
des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le
croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous
faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui
essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les
aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir
le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme,
qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr
que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera
jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même
pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison.
Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances
s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et
expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles.
Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que
l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité
objective. (...)
La science n'est pas une collection de lois, un catalogue de
faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen
d'idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de
former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des
impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient
seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. […]
La réalité créée par la
physique moderne est, en effet, très loin du début de la science. Mais le but de
toute théorie physique reste toujours le même. À l’aide des théories physiques
nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits
observés, d'ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles.
Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de
réalité. Sans la croyance qu'il est
possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la
croyance en l'harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de
science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute
création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte
dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous
reconnaissons l'éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme
en l'harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui
s'opposent à notre compréhension.
Albert Einstein et Léopold
Infeld, L’évolution des idées en physique
ð Mais alors, comment vérifier nos savoirs scientifiques ?
Popper : la falsifiabilité comme critère interne de
scientfiicité
Il apparaissait donc nécessaire de pouvoir disposer
d'un autre critère de démarcation. Et j'ai proposé […] de prendre pour critère
en la matière la possibilité, pour un
système théorique, d'être réfuté ou invalidé. Selon cette conception, que
je continue toujours de défendre, un
système doit être tenu pour scientifique seulement s'il formule des assertions
pouvant entrer en conflit avec certaines observations. Les tentatives pour
provoquer des conflits de ce type, c'est-à-dire pour réfuter ce système
permettent en fait de le tester. Pouvoir être testé, c'est pouvoir être réfuté,
et cette propriété peut donc servir, de la même manière, de critère de
démarcation. Cette conception voit dans
la démarche critique la caractéristique essentielle de la science. Le
savant doit donc étudier les théories sous l'angle de leur aptitude à être
examinées de manière critique : il se demande si celles-ci se prêtent à des
critiques de toute nature et, lorsque tel est le cas, si elles sont en mesure
d'y résister. La théorie de Newton, par exemple, prédisait certains écarts par
rapport aux lois de Kepler (en raison des interactions entre planètes), alors
que ceux-ci n'avaient pas été observés. Elle s'exposait en conséquence à des
tentatives de réfutation dont l'échec allait signifier le succès de cette
théorie. La théorie einsteinienne a été testée de manière analogue. Et de fait, tous les tests effectifs
constituent des tentatives de réfutation. Ce n'est que lorsqu'une théorie
est parvenue à supporter les contraintes de ce genre d'efforts qu'on pourra
affirmer qu'elle se trouve confirmée ou corroborée par l'expérience."
POPPER, Conjectures
et réfutations
Nous pouvons si nous le voulons distinguer quatre
étapes différentes au cours desquelles pourrait être réalisée la mise à
l'épreuve d'une théorie. Il y a, tout
d'abord, la comparaison logique des conclusions entre elles par laquelle on
éprouve la cohérence interne du système. En deuxième lieu s'effectue la
recherche de la forme logique de la théorie, qui a pour objet de déterminer si
elle constituerait un progrès scientifique au cas où elle survivrait à nos
divers tests. Enfin, la théorie est mise à l'épreuve en procédant à des
applications empiriques des conclusions qui peuvent en être tirées.
Le but de
cette dernière espèce de test est de découvrir jusqu'à quel point les
conséquences nouvelles de la théorie quelle que puisse être la nouveauté de ses
assertions font face aux exigences de la pratique, surgies d'expérimentations
purement scientifiques ou d'applications techniques concrètes. Ici, encore, la
procédure consistant à mettre à l'épreuve est déductive. A l'aide d'autres énoncés préalablement acceptés, l'on déduit de la
théorie certains énoncés singuliers que nous pouvons appeler « prédictions » et
en particulier des prévisions que nous pouvons facilement contrôler ou
réaliser. Parmi ces énoncés l'on choisit ceux qui sont en contradiction avec
elle. Nous essayons ensuite de prendre une décision en faveur (ou à
l'encontre) de ces énoncés déduits en les comparant aux résultats des
applications pratiques et des expérimentations.
Si cette
décision est positive, c'est-à-dire si les conclusions singulières se révèlent
acceptables, ou vérifiées, la théorie a provisoirement réussi son test : nous
n'avons pas trouvé de raisons de l'écarter. Mais si la décision est négative
ou, en d'autres termes, si, les conclusions ont été falsifiées, cette
falsification falsifie également la théorie dont elle était logiquement
déduite. Il faudrait noter ici qu'une décision ne peut soutenir la théorie que
pour un temps car des décisions négatives peuvent toujours l'éliminer
ultérieurement. Tant qu'une théorie
résiste à des tests systématiques et rigoureux et qu'une autre ne la remplace
pas avantageusement dans le cours de la progression scientifique, nous pouvons
dire que cette théorie a « fait ses preuves » ou qu'elle est « corroborée».
POPPER, La
logique de la découverte scientifique
Kuhn :
paradigmes et révolutions scientifiques
Une nouvelle
théorie n’entre pas obligatoirement en conflit avec celles qui l’ont précédée. Elle pourrait concerner exclusivement des phénomènes
jusque-là inconnus, comme la théorie des quanta concerne des phénomènes
infra-atomiques inconnus avant le XXème siècle. Ou encore, la nouvelle théorie pourrait être simplement d’un niveau plus élevé que
celles que l’on connaissait jusque-là, susceptible
de lier ensemble tout un groupe de théories de niveau inférieur sans apporter à
aucune d’elles de changement important. (...) Si tout cela se vérifiait, le
développement scientifique serait en son essence cumulatif. Les phénomènes d’un
genre nouveau révèleraient simplement l’ordre régnant dns un domaine où
jusque-là on n’en avait reconnu aucun. Dans l’évolution de la science, une
connaissance nouvelle remplacerait l’ignorance, au lieu de remplacer une notion
différente et incompatible.
Il est évident que la science aurait pu se
développer ainsi d’une manière purement cumulative. Nombre de gens d’ailleurs
imaginent ainsi ses progrès, et un nombre encore plus grand semblent supposer
que l’accumulation est en tout cas l’idéal que révélerait le développement
historique, si seulement il n’était pas si souvent déformé par les habitudes
humaines. (...) Néanmoins, malgré l’extrême plausibilité de cette image idéale,
nous avons lieu de nous demander de plus en plus s’il est possible que ce soit
bien là une image de la science. A
partir de l’apparition du premier paradigme, l’assimilation de toute théorie
nouvelle et de presque tous les phénomènes d’un genre nouveau a exigé en fait
l’abandon d’un paradigme antérieur, suivi d’un conflit entre des écoles
concurrentes de pensée scientifique. L’acquisition cumulative de nouveautés
non attendues se révèle être une exception, très rarement vérifiée, à la règle
du développement scientifique. Quiconque observe sérieusement la réalité
scientifique, en arrive obligatoirement à penser que la science ne se développe
pas dans le sens de l’idéal suggéré par l’image de son aspect cumulatif.
(...) Le terme de paradigme est utilisé dans
deux sens différents. D’une part, il
représente tout l’ensemble des croyances, de valeurs reconnues et de techniques
qui sont communes aux membres d’un groupe donné. D’autre part, il dénote un
élément isolé de cet ensemble : les solutions d’énigmes concrètes qui,
employées comme modèles ou exemples, peuvent remplacer les règles explicites en
tant que bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la science
normale. (...) L'utilité d'un
paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature
contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces
renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les
travaux scientifiques plus avancés. En
apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des
méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable.
KUHN,
La structure des révolutions scientifiques
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