I.
La culture est le propre de
l’homme : elle rend l’homme humain
Texte
1 : Mythe de Prométhée, Protagoras
« Il fut jadis
un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le
temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les
façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et
des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener
à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et
d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à
Prométhée de lui laisser faire seul le partage. Sa demande accordée il fit le
partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux
autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à
ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux
d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes
pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une
grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé
de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées
à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens
d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les
saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de
peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les
protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du
sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en
outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et
dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les
espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres
des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il
limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut
de la race. Cependant Epiméthée, qui
n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux
toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à
pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient
pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures
ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la
terre à la lumière. Alors Prométhée, ne
sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à
Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu,
la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à
l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il
n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et
Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et
où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement
dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le
feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme,
et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans
la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute
d’Epiméthée. Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause
de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a
seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues
; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa
voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les
chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les
hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi
périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ;
les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un
secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient
pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En
conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant
des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les
uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils
se séparaient de nouveau et périssaient. Alors
Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes
la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par
les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il
devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme
on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul
homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les
autres artisans de même. Dois-je
répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre
tous » – «Entre tous répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne
sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de
quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable
de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».
Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi les Athéniens et les autres, quand il
s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il
n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre,
en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas,
comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais
quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la
tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout
le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité».
PLATON, Protagoras, 320 321c, Tr. Fr. Emile
Chambry
Texte
2 : Rousseau, la culture est le développement naturel de la liberté et de
la perfectibilité humaines
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse,
à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se
garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la
déranger. J’aperçois précisément les
mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule
fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux
siennes, en qualité d’agent libre. L’un
choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui
fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même
quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent
à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin
rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain,
quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne,
s’il s’était avisé d’en essayer. C’est
ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la
fièvre et la mort ; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté
parle encore, quand la nature se tait.
Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il
combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet
égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé
qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle
bête ; ce n’est donc pas tant
l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme
que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête
obéit. L’homme éprouve la même
impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est
surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de
son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens
et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de
choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes
purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces
questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de
l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les
distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ;
faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les
autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu
qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son
espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille
ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point
qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui
n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son
instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que
sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête
même ?
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, 1754
Texte
3 : Kant, l’éducation est la transformation de l’animalité en humanité, à
l’échelle individuelle et politique
L’homme est la
seule créature qui doive être éduquée. Par éducation on entend en effet les
soins (l’alimentation, l’entretien), la discipline, et l’instruction avec la
formation.
(...) La discipline transforme
l’animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut
être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais
l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer
lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable
de le faire, mais au contraire vient au monde à l’état brut, il faut que
d’autres le fassent pour lui. L’espèce
humaine doit, peu à peu, par son propre effort, tirer d’elle-même toutes les
qualités naturelles de l’humanité. (...) La discipline empêche que l’homme soit détourné de sa destination,
celle de l’humanité, par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui
imposer des bornes, de telle sorte qu’il ne se précipite pas dans les dangers
sauvagement et sans réflexion. La
discipline est simplement négative ; c’est l’acte par lequel on dépouille
l’homme de son animalité ; en revanche l’instruction est la partie
positive de l’éducation. L’état sauvage est l’indépendance envers les lois.
La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité et commence à lui faire
sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C’est
ainsi par exemple que l’on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans
l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à
demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur
ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur
le champ leurs idées à exécution. (...) Il
est possible que l’éducation devienne toujours meilleure et que chaque
génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de
l’humanité ; car c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de
la perfection de la nature humaine. (...) L’éducation est un art, dont la
pratique doit être perfectionnée par beaucoup de générations. Chaque génération, instruite des
connaissances des précédentes, est toujours plus à même d’établir une éducation
qui développe d’une manière finale et proportionnée toutes les dispositions
naturelles de l’homme et qui ainsi conduise l’espèce humaine tout entière à sa
destination.
KANT, Réflexions
sur l’éducation, 1803, tr. Fr. Alexis Philonenko
II.
Mais certains développements
de la culture peuvent contraindre l’homme à des formes de vie qui semblent
inhumaines
Texte
4 : Marx le travail aliéné
En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, cad qu’il n’appartient pas à son
essence, que donc, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie,
ne se sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre
activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son
esprit. En conséquence, l’ouvrier ne se sent lui-même qu’en dehors du
travail et dans le travail il se sent extérieur à lui-même. Il est à l’aise
quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas à l’aise. Son travail n’est donc pas volontaire, mais
contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un
besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail.
Le caractère du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe
pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme de la peste. Le
travail extérieur à l’homme, dans lequel il se dépouille, est un travail de
sacrifice de soi, de mortification. Enfin
le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est
pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que
dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un
autre. (...) On en vient donc à ce résultat que l’homme se sent agir librement
seulement dans ses fonctions animales : manger, boire et procréer, ou encore,
tout au plus, dans le choix de sa maison, de son habillement, etc ; en
revanche, il se sent animal dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est
animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. Manger, boire, procréer, etc, sont certes
aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais séparées abstraitement du
reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et
unique, elles ne sont plus que des fonctions animales.
MARX, Manuscrits de 1844
Texte
5 : Feuerbach la religion sépare les hommes par la foi au lieu de les unir
par l’amour
C’est de plein droit que l’Eglise a damné ceux qui
croient autrement, ou en général les incroyants, car cette damnation réside
dans l’essence de la foi. La foi apparaît d’abord comme séparation sans préjugé
entre croyants et incroyants. Le croyant
a Dieu pour lui, l’incroyant l’a contre lui. (...) Mais ce qui a Dieu
contre lui, n’est rien, est rejeté, damné ; car ce qui a Dieu contre lui,
est contre Dieu. Croire signifie la même chose qu’être bon, ne pas croire la
même chose qu’être méchant. Limitée et fermée sur elle-même, la foi déplace
tout sur le domaine de la conviction. C’est par obstination et méchanceté que
l’incroyant est incroyant ennemi du Christ. La foi ne s’assimile donc que les croyants, et elle rejette les
incroyants. Elle est bonne à l’égard des croyants, mais méchante à l’égard des
incroyants. (...) Par essence la foi
condamne, damne. Elle amasse toute bénédiction, tout bien sur elle-même, sur
son Dieu, comme l’amant sur celle qu’il aime, tout en rejetant sur l’incroyant
toute malédiction, toute imperfection, tout mal. (...) Assurément le
christianisme n’ordonne pas de persécutions des hérétiques, encore moins de
conversions par la force armée. Mais
dans la mesure où la foi condamne, elle engendre nécessairement des
dispositions hostiles, les dispositions d’où nait la persécution des
hérétiques. Aimer l’homme qui ne croit pas au Christ est un péché contre le
Christ, signifie aimer l’ennemi du Christ. L’homme ne peut aimer ce que Dieu,
ce que le Christ n’aime point ; son amour serait en contradiction avec la volonté
divine, serait donc un péché. Certes Dieu aime tous les hommes, mais si et
parce qu’ils sont chrétiens ou du moins peuvent l’être ou veulent l’être. (...)
La foi supprime les liens naturels de
l’humanité et substitue à l’unité naturelle et universelle une unité
particulariste.
FEUERBACH L’essence
du christianisme, 1841
Texte
6 : Levi-Strauss le barbare c’est celui qui croit à la barbarie
Et pourtant il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle
est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects
entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou
de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas
tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte
qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner.
L’attitude la
plus ancienne,
et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle
tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une
situation inattendue, consiste à
répudier purement et simplement les formes culturelles morales, religieuses,
sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous
nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous
», « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières
qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières
de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité
confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis
gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation occidentale a
ensuite utilisé le terme de « sauvage » dans le même sens. Or derrière ces
épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le mot barbare se
réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des
oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui
veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par
opposition à la culture humaine. Dans
les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle; on
préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme
pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez
la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en
constitue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle
un paradoxe assez significatif. Cette
attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous
ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement
l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On
sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinctions de race
ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition
fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son
plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve
– qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour
de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires,
cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique,
parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites
primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois –
dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons», les « excellents », les «
complets »), impliquant ainsi que les
autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de
la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de «
méchants », de «singes de terre » ou « d’oeufs de pou ». On va souvent
jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un «
fantôme » ou une « apparition ».
Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux
interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles,
quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols
envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes
possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs
prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre
était, ou non, sujet à la putréfaction. Cette anecdote à la fois baroque et
tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous
retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination
entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement
avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui
apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants,
on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare,
c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».
LEVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952
III.
Rendre la culture plus
humaine est une action collective politique : "l'humanité" est une notion à définir collectivement
Texte
7 : Jonas principe de précaution pour encadrer l’usage de la technique
Le Prométhée
définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore
connues, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir
une malédiction pour lui. (…) Qu'est-ce qui peut servir de boussole ?
L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières
lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur
planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être
découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles
obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l'appelle “heuristique de la peur”. Seule la prévision de la déformation de
l'homme nous fournit le concept de l’homme qui permet de nous en prémunir
(…). Mais le véritable thème est ce devoir nouvellement apparu que résume le
concept de responsabilité. Sans doute n'est-ce pas un phénomène nouveau dans
l’éthique. La responsabilité n'a pourtant jamais eu un tel objet, de même
qu'elle a peu occupé la théorie éthique jusqu'ici. Le savoir, aussi bien que le
pouvoir, étaient trop limités pour incorporer l'avenir plus lointain dans la
prévision, bien plus, pour inclure la planète entière dans la conscience de la
causalité personnelle. Plutôt que de deviner vainement les conséquences
tardives, relevant d'un destin inconnu, l'éthique se concentrait sur la qualité
morale de l'acte momentané lui-même, dans lequel on doit respecter le droit du
prochain qui partage notre vie. Sous le
signe de la technologie par contre, l'éthique a affaire à des actes (quoique ce
ne soient plus ceux d'un sujet individuel), qui ont une portée causale
incomparable en direction de l'avenir et qui s'accompagnent d'un savoir prévisionnel
qui, peu importe son caractère incomplet, déborde lui aussi tout ce qu'on a
connu autrefois. Il faut y ajouter l’ordre de grandeur des actions à long
terme et très souvent également leur irréversibilité. Tout cela place la
responsabilité au centre de l'éthique, y compris les horizons d'espace et de
temps qui correspondent à ceux des actions.”
JONAS, Le principe responsabilité, 1979
Texte
8 : Marx suppression de la propriété privée pour désaliéner le travail et
rendre l’homme plus humain
Le communisme
est, en tant qu’abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation
humaine de soi), appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour
l’homme. C’est le retour complet de l’homme à lui-même en tant qu’être pour soi,
cad en tant qu’être social, humain, retour conscient et qui s’accomplit en
conservant toute la richesse du développement antérieur. En tant que naturalisme
achevé, ce communisme est humanisme ; en tant qu’humanisme achevé, il est
naturalisme. Il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la
nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution du conflit entre l’existence
et l’essence, entre l’objectivation et l’affirmation de soi, entre la liberté
et la nécessité, entre l’individu et l’espèce. Il est l’énigme résolue de l’histoire
et il en est conscient.
MARX, Manuscrits
de 1844
Texte 9 :
Marx protection du travail par l’union des ouvriers pour garantir les
conditions de travail
Il faut avouer que notre travailleur ne sort pas de
procès de production dans l’état où il y est entré. Il se présentait sur le
marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », face
à d’autres possesseurs de marchandises, d’égal à égal. Le contrat par lequel il
vendait sa force de travail au capitaliste prouvait en quelque sorte noir sur
blanc qu’il disposait librement de lui-même. Mais le marché une fois conclu, on
découvre qu’il n’est pas « un agent libre », que le temps pour lequel
il est libre de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est
forcé de la vendre, qu’en réalité le vampire qui le suce ne lâche pas prise « tant
qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter ». Pour se « protéger » du serpent
de leurs tourments, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et
conquérir en tant que classe une loi d’Etat, un obstacle social plus fort que
tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre
contrat, et de se promettre, eux et à leur espèce, à la mort et à l’esclavage.
MARX, Le
Capital, Ch VIII, La Journée de
travail
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