Partie
4 : L’homme comme animal de valeurs politiques et morales
Pour orienter son action, l’homme utilise des
valeurs, c'est-à-dire des idéaux qui lui servent à évaluer les comportements
collectifs et individuels en des termes :
-
moraux
(ce qui est bien ou mal et ce que nous devons faire, c'est-à-dire notre devoir)
-
et
politiques (ce qui correspond à différents idéaux politiques, la liberté,
l’égalité, la justice).
Alors que l’organisation des sociétés animales est
dictée par des mécanismes biologiques de survie, les hommes peuvent transformer
librement leur organisation sociale, à l’aune de ces valeurs. L’homme est un
animal politique, comme le dit Aristote, car il ne peut être proprement humain
que dans la vie collective. Le langage est le moyen par lequel il se met
d’accord avec les autres sur les valeurs de la cité.
Le terme politique renvoie à polis, cité grecque, c'est-à-dire réunion de plusieurs villages où
les citoyens libres s’engageaient à vivre selon des règles communes, c'est-à-dire
les lois, rassemblées dans une constitution (politeia). Comment sont
construites ces lois ? Selon des principes moraux, qui désignent ce qui
est bien ou mal de faire, et politiques, c'est-à-dire les principes que la cité
reconnaît comme les plus importants et qu’elle veut défendre. Mais ces
principes peuvent changer, c’est pourquoi les lois évoluent. La morale nous dit
ce que nous devons faire alors que le droit définit ce qu’il nous est permis de
faire en collectivité. Et la politique peut parfois se détacher de la moralité
et mobiliser une rationalité pratique différente, dont la valeur n’est pas à
apprécier selon des critères moraux mais en fonction des résultats sur la cité.
La philosophie réfléchit sur la meilleure manière
d’organiser la cité.
Attention, ne réduisez pas la politique à la
démocratie : historiquement, le pouvoir politique est très souvent détenu
par un seul (monarchie ou tyrannie) ou quelques puissants. La démocratie est un
régime fondé sur le pouvoir du peuple, qui exerce le pouvoir souverain
directement ou par l’intermédiaire de représentants élus, ainsi l’égalité
devant la loi et la liberté des citoyens. C’est avant tout un idéal politique
qui sert à évaluer une réalité politique.
Chapitre 8
L’Etat ce n’est pas seulement la société : la
société, c'est un groupement d’hommes fondé sur des relations d’interdépendance
entre les individus, qui garantissent l’unité et la pérennité du groupe. L’Etat,
c’est la forme moderne d’organisation des sociétés, avec une puissance publique
qui promulgue le droit, une force qui l’applique et le garantit, une
administration bureaucratique qui gère les affaires de la société. Ce n’est pas
la cité antique où l’administration de la vie commune reposait sur un mode de
vie communautaire. Au MA, les relations politiques reposaient sur des relations
interpersonnelles comme les liens entre vassaux et suzerains.
L’Etat institue le droit et le fait
respecter : le droit est donc l’expression du pouvoir, qui peut tendre
vers des principes de justice, mais pas toujours. Attention, Etat #
démocratie : il y a des états totalitaires, des états monarchiques. Rien
ne présuppose la forme étatique à être une démocratie c'est-à-dire à organiser
les pouvoirs selon le principe du pouvoir du peuple. La démocratie n’est qu’un
idéal de forme étatique.
La justice désigne à la fois
-
la
légalité c'est-à-dire l’ensemble des lois d’un Etat, définissant ce qui est
permis de faire. Respecter la justice = respecter la loi
-
l’institution
judiciaire, c'est-à-dire l’ensemble des magistrats, le corps des lois,
l’organisation des décisions de justice
-
la
valeur qui désigne ce qu’on doit à soi-même et aux autres. En ce sens, la
justice sociale = répartition des biens au sein d’une organisation sociale
Distinguer :
-
Fonder
la justice # continuer à la maintenir # aider à la réaliser
-
Justice
juridique # justice sociale
Le droit exige l’obéissance aux règles en vigueur
dans une collectivité, alors que la morale exige l’intention de faire le
bien : le droit vaudrait pour les conduites objectives observables, alors
que la morale désignerait les intentions subjectives insondables.
Mais pourtant certains exercices de la loi,
certains actes de l’Etat, semblent parfois injustes, c'est-à-dire s’opposer à
l’idéal de justice ou à la morale :
-
la
condamnation de Jean Valjean au bagne pour avoir volé un pain.
-
Ex
d’Antigone de Sophocle : son frère meurt, Créon, son oncle lui interdit de
l’enterrer, décret qu’elle juge injuste et qu’elle viole, au nom de la loi
morale. Antigone désobéit aux lois de la cité pour obéir aux lois de la morale.
Ainsi on distingue le légal du légitime : le
légal est ce qui correspond au droit alors que le légitime est ce qui
correspond à la loi morale. Dans certains cas, le légal d’un régime totalitaire
ou arbitraire peut ne pas être légitime : lois antisémites nazies et
françaises. Il faut alors s’opposer aux lois pour ne pas être immoral, complice
d’un système politique illégitime.
ð
La
forme politique étatique peut-elle fonder et maintenir la justice au sein de la
collectivité, alors que certaines de ses expressions peuvent sembler
illégitimes ?
I. L’Etat est la construction
politique qui fonde la justice, au niveau légal et social
Texte 1 Hobbes :
il n’y a pas de justice hors de l’Etat fondé par l’union politique des hommes
Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte
aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur
propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un
tel état, il n’y a aucune place pour une activité laborieuse, parce que son
fruit est incertain ; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune
navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction
convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu’elles
requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de la
terre, aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de
société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de la
mort violente ; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante,
animale et brève. (…)
La seule façon
d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de
l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux
autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre
industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre
satisfaits, est de rassembler tout leur
pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée
d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à
une seule volonté ; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée
d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne ; et que chacun reconnaisse
comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi
tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui
concernent la paix et la sécurité communes ; que tous, en cela, soumettent
leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou
s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne,
réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est
comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon
droit à me gouverner à cet homme, à condition que tu lui abandonnes ton droit,
et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée
une REPUBLIQUE. C’est là la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt,
pour parler avec plus de déférence, de ce dieu
mortel à qui nous devons, sous le Dieu
immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui
est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand
pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils
inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à
l’intérieur, et l’iade mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui
réside l’essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes
sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions
mutuelles passées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin
qu’elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera
utile pour leur paix et leur commune protection.
Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé
SOUVERAIN et est dit avoir le pouvoir
souverain. Tout autre individu est son SUJET.
Hobbes, Léviathan,
1651
Les hommes vivent, à l’état de nature, dans une
compétition permanente, une guerre de chacun contre chacun. Il faut qu’ils
créent une convention entre tous les hommes qui institue un pouvoir souverain,
tenant tous les individus en respect grâce à la crainte, pour parvenir à la
paix entre les hommes et à une société ordonnée. Chaque individu crée alors un
contrat d’association avec tous les autres individus. Chacun se soumet au
pouvoir extérieur du souverain : il s’engage à suivre les décisions du
souverain, dont il est membre constitutif et sujet. Il engage sa volonté
particulière à se laisser prescrire ce qu’elle doit faire et ce faisait, il ne
se met pas dans la dépendance d’autrui mais de lui-même en tant qu’il est
membre du souverain. Il n’y a pas d’institutions politiques ni de justice avant
cet accord. C’est donc l’Etat qui permet de fonder la justice comme institution
judiciaire et la légalité. Or de l’Etat, point de justice : dans l’état de
nature, il n’y a ni normes morales/politiques ni institutions.
Texte 2 Tocqueville :
l’institution judiciaire sert d’arbitre neutre entre les parties au sujet d’un
cas particulier
Le premier
caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, c’est de servir
d’arbitre.
Pour qu’il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu’il y ait
contestation. Pour qu’il y ait juge, il faut qu’il y ait procès. Tant qu’une
loi ne donne pas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n’a donc point
occasion de s’en occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu’un juge, à
propos d’un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de
ses attributions, mais il n’en sort pas, puisqu’il lui a fallu, en quelque
sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu’il prononce sur une
loi, sans partir d’un procès, il sort complètement de sa sphère, et il pénètre
dans celle du pouvoir législatif.
Le deuxième
caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des cas particuliers
et non sur des principes généraux. Qu’un juge, en tranchant une question
particulière, détruise un principe général, par la certitude où l’on est que,
chacune des conséquences de ce même principe étant frappé de la même manière,
il reste dans le cercle naturel de son action ; mais que le juge attaque
directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas
particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à
l’enfermer : il devient quelque chose de plus important, de plus utile
peut-être qu’un magistrat, mais il cesse de représenter le pouvoir judiciaire.
Le troisième
caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quand on
l’appelle, ou, suivant l’expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne se
rencontre point aussi généralement que les deux autres. je crois cependant que,
malgré les exceptions, on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le
pouvoir judiciaire est sans action ; il faut le mettre en mouvement pour
qu’il se remue. On lui dénonce un crime, et il punit le coupable ; on
l’appelle à redresser une injustice et il la redresse ; on lui soumet un
acte, et il l’interprète ; mais il ne va pas de lui-même poursuivre les
criminels, rechercher l’injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaire
ferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s’il prenait
delui-même l’initiative et s’établissait en censeur des lois.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835
L’application du droit nécessite un pouvoir
judiciaire : l’Etat constitue l’existence d’un pouvoir plus fort que celui
de n’importe quel individu, indépendant des intérêts particuliers et disposant
du monopole de la violence légitime (Weber). L’Etat garantit l’existence d’une
institution judiciaire capable de trancher impartialement les litiges entre
particuliers. Cela évite les tentatives de vengeance personnelle. Les individus
ont la garantie de voir leurs droits mieux protégés par une puissance publique
que par leurs forces personnelles.
La puissance judiciaire est plus souple que la
puissance législatrice car elle dit le droit, non pas seulement des principes
généraux, mais en l’appliquant à des cas particuliers. Elle doit parfois
interpréter le texte de loi. Une nouvelle interprétation dans une décision de
justice fait parfois office d’exemple pour l’avenir : l’ensemble des
décisions judiciaires est alors appelé jurisprudence, qui vaut autant que les
textes de loi eux-mêmes.
L’Etat fonde aussi la justice sociale c'est-à-dire
la répartition équitable des biens au sein d’un collectif. Etat-social XXème
fondé sur l’intérêt général, principe de solidarité entre les générations et
les travailleurs : justice qui n’est pas seulement juridique mais qui est aussi
sociale, garantir à chacun des moyens dignes d’existence.
PB : Dans les faits, il peut arriver que l’Etat
serve des intérêts politiques particuliers. Dans certaines circonstances,
l’Etat n’est pas garant de la justice => cette dérive est-elle inhérente à
l’Etat lui-même ou bien n’est-ce qu’une contingence historique ?
II. Mais
l’Etat peut servir des intérêts particuliers, sous couvert de l’intérêt
général, bafouant l’idéal de justice
Texte 3 Marx
et Engels : L’Etat présente l’intérêt bourgeois comme intérêt général
En outre, la division du travail fait naître
également l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de chaque famille
et l’intérêt commun de tous les individus qui communiquent entre eux ; et,
à vrai dire, cet intérêt commun n’existe pas simplement dans l’imagination, en
tant « qu’idée générale », mais, en premier lieu, dans la réalité, en
tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est
divisé.
C’est précisément en raison de cette opposition
entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant
qu’Etat, une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels
et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire, mais
toujours sur la base réelle des liens existant dans chaque conglomérat de
familles et de tribus, tels que consanguinité, langage, division du travail à
une plus grande échelle et autres intérêts ; en particulier, comme nous
l’exposerons plus tard, sur la base des classes sociales déjà issues de la
division du travail, lesquelles se constituent séparément dans tout agrégat
humain de ce genre, et dont l’une domine toutes les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’Etat, la
lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le
suffrage, etc., ne sont que des formes illusoires – le général étant toujours
la forme illusoire du communautaire – dans lesquelles les luttes des
différentes classes entre elles sont menées. (…) Il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination
– même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le
prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la
domination en général – doit d’abord s’emparer
du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme l’intérêt
général, ce à quoi elle est contrainte dès le début.
Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1845
Marx et Engels : l’Etat moderne des sociétés
développées n’est pas une abstraction morale et idéale qui se prétend au
service de la société toute entière et de l’intérêt général, mais un instrument
qui contribue à maintenir l’unité d’un système social qui préserve et renforce
les intérêts des classes économiquement dominantes. Toutes les formes
historiques étatiques ont servi des intérêts particuliers. Dans une société
divisée en classes, qui est la conséquence de la division du travail, l’Etat
n’est pas un arbitre neutre et impartial qui surplomberait la société en
cherchant les meilleurs compromis pour tous, il n’est pas l’Etat de tous, mais
il est capté par quelques-uns.
Manifeste : « Corps social opprimé par le
despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune,
ici, république urbaine indépendante, là tiers état taillable et corvéable de
la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la
noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes
monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du
marché mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive
dans l'Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n'est qu'un comité
qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. »
ð
L’Etat
est au service de la bourgeoisie, d’une classe sociale et non de l’intérêt
général. Comment cela se manifeste-t-il ? Dans l’application de la
puissance judiciaire.
Texte 4 Foucault :
la loi et la justice proclament leur dissymétrie de classes
Il y aurait
hypocrisie ou naïveté à croire que la loi est faite pour tout le monde au nom
de tout le monde ;
(…) il est plus prudent de reconnaître qu’elle est faite pour quelques-uns et
qu’elle porte sur d’autres ; qu’en principe elle oblige tous les citoyens,
mais qu’elle s’adresse principalement aux classes les plus nombreuses et les
moins éclairées ; qu’à la différence de ce qui se passe pour les lois
politiques ou civiles, leur application ne concerne pas tout le monde
également, que dans les tribunaux, la société toute entière ne juge pas l’un de
ses membres, mais qu’une catégorie sociale préposée à l’ordre en sanctionne une
autre qui est vouée au désordre : « parcourez les lieux où l’on juge,
où l’on emprisonne, où l’on tue … Partout un fait nous frappe ; partout
vous voyez deux classes d’hommes bien distinctes dont les uns se rencontrent
toujours sur les sièges des accusateurs et des juges, et les autres sur les
bancs des prévenus et des accusés »(P. Rossi, Traité de droit pénal), ce qui s’explique par le fait que ces
derniers, par défaut de ressources et d’éducation, ne savent pas « rester
dans les limites de la probité légale » (C. Lucas, De la réforme des prisons) ; si bien que le langage de la loi qui se veut universelle est, par là
même, inadéquat ; il doit être, s’il faut qu’il soit efficace, le discours
d’une classe à une autre, qui n’a ni les mêmes idées qu’elle, ni les mêmes mots :
« or avec nos langues prudes, dédaigneuses, et tout embarrassés de leur
étiquette est-il aisé de se faire comprendre de ceux qui n’ont jamais entendu
que le dialecte rude, pauvre, irrégulier, mais vif, franc, pittoresque de la
halle, des cabarets et de la foire … De quelle langue, de quelle méthode
faudra-t-il faire usage dans la rédaction des lois pour agir efficacement sur
l’esprit inculte de ceux qui peuvent moins résister aux tentations du
crime ? »(P. Rossi) La loi et
la justice n’hésitent pas à proclamer leur nécessaire dissymétrie de classe.
Foucault, Surveiller
et punir, 1975
La loi n’est pas faite pour tout le monde au nom de
tout le monde, contrairement à l’apparence d’intérêt général. La loi n’est que
le discours d’une classe sociale qui s’adresse à une autre, qui impose ses
normes avec ses mots.
Le droit ne fait que traduire des rapports de
force. Droit du travail se négocie âprement, lutte de pouvoirs. Rôle des lobbys
dans l’adoption d’une loi.
La loi est un des instruments pour modeler la
société, contraindre certaines classes sociales. Appareil idéologique pour
faire accepter la société telle qu’elle est, avec ses dominations, sans la
remettre en question.
Totalitarisme = régime politique où un parti
unique, dirigé par un chef omnipotent, règne par la terreur au nom d’une
idéologie fondée sur la lutte des classes ou la lutte des races. Il suppose un
processus de dissolution de structures sociales et l’atomisation de la société,
à laquelle il veut remédier en fédérant les masses contre de prétendus ennemis
et la promesse d’un avenir radieux.
La violence d’Etat apparaît comme une composante
inséparable de l’exercice de la souveraineté car l’Etat a pour fin la
sécurité de la société qui l’a institué et sa propre sécurité. L’exercice de la
violence légitime sur un territoire déterminé est même la définition que Weber
donne de l’Etat. Raison d’Etat = impératif au nom duquel le pouvoir politique
transgresse le droit ou la morale dans l’intérêt de l’Etat. Mais comment
déterminer quand son exercice de la violence n’est plus légitime ?
PB : rejeter l’Etat ? S’organiser autrement ? ZAD,
Anarchistes.
Texte 5
Thoreau
Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque
mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi,
alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être
des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du
droit. La seule obligation que j’aie le droit d’adopter, c’est d’agir à tout
moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu’une corporation n’a
pas de conscience ; mais une corporation faite d’être consciencieux est
une corporation douée d’une conscience. La loi n’a jamais rendu les hommes plus
justes d’un iota ; et, à cause du respect qu’ils lui marquent, les êtres
bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l’injustice. Le respect indu
de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu’on voit un régiment de soldats,
colonel, capitaine, caporal, simples soldats, artificiers, etc, marchant en bel
ordre par monts et par vaux vers la guerre, contre leur volonté, disons même
contre leur sens commun et leur conscience, ce qui complique singulièrement la
marche, en vérité, et engendre des palpitations. Ils ne doutent pas que
l’affaire qui les occupe soit une horreur ; ils sont tous d’une
disposition paisible. Or que sont-ils devenus ? Des hommes le moins du
monde ? ou des petits fortins déplaçables, des magasins d’armes au service
de quelque puissant sans scrupule ?
Thoreau, La
Désobéissance civile, 1849
Thoreau refuse de payer ses impôts pour refuser de
financer l’Etat esclavagiste des USA. Appelle chacun à réfléchir par sa
conscience aux situations où il faut désobéir, c'est-à-dire refuser les ordres
donnés par la puissance publique.
Mais comment juger des cas où il faut
désobéir ? Comment savoir que notre désobéissance est juste ? On a
besoin de se référer à des normes de justice pour juger la légitimité de notre
propre obéissance.
Pb : à quelles normes se référer pour
juger des intérêts que sert l’Etat ? Droit naturel ? Idéal de ce que
l’Etat devrait être ? Legal/légitime Droit naturel/droit positif :
corps de maximes fondées sur la nature même de l’homme, censées être
universelles et immuables, alors que le droit positif est l’ensemble des
prescriptions juridiques effectivement en vigueur au sein d’une société donnée.
Alors que le droit naturel est censé être immuable, le droit positif évolue au
fil de l’histoire.
III. L’Etat peut-il se passer de toute
idée de justice ?
Deux options :
1) Puissance politique amorale : Machiavel
Texte 6
Machiavel : Le prince peut agir au-dessus des vertus et lois
Il n'est pas
nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait
l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserai même dire qu'il
est quelquefois dangereux d'en faire usage, quoiqu'il soit toujours utile de
paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de
bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice ; il doit d'ailleurs
avoir toutes ces bonnes qualités, mais rester assez maître de soi pour en
déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, surtout un prince nouveau, ne peut
exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen, parce que l'intérêt de
sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la
charité, de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux
différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans
le bien, lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les
circonstances l'exigent. Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne
respire la bonté, la justice, la civilité, la bonne foi et la piété ; mais
cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître
posséder, parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par
leurs mains. Tout homme peut voir ; mais très peu d'hommes savent toucher.
Chacun voit aisément ce qu'on paraît être, mais presque personne n'identifie ce
qu'on est ; et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose pas contredire la
multitude, qui a pour bouclier la majesté de l'État. Or, quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes, et surtout celui
des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut
s'attacher qu'aux résultats : le point est de se maintenir dans son autorité ;
les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront
loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne
juge que par l'événement.
Machiavel, Le Prince, 1513
Au nom de la raison d’Etat, le prince peut
s’exempter des règles de la morale commune. L’action politique ne doit pas être
évaluée en termes moraux, mais la conservation du pouvoir et la sécurité de
l’Etat justifient toute action. Le prince est amoral c'est-à-dire qu’il ne
prend pas en compte la morale, et non immoral c'est-à-dire contre la morale. Le
prince peut avoir l’air moral, pour plaire au peuple et gagner sa confiance,
mais rien ne l’oblige à l’être sincèrement.
PB : Cette amoralité du prince est-elle
possible au temps de la démocratie où le pouvoir est fondé sur le peuple ?
2) Construire un idéal de justice :
a. Un principe de justice
rationnel
Texte 7 Rawls :
une théorie de la justice comme liberté et inégalités fécondes
Je soutiendrai que les personnes placées dans la
situation initiale (situation hypothétique du voile d’ignorance dans laquelle
les personnes ne connaîtraient ni la position sociale, ni les capacités
physiques et intellectuelles qui seraient les leurs dans la société dont ils
élaborent les principes) choisiraient deux principes assez différents. Le
premier exige l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base.
Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple
des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles
produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour
les membres les plus désavantagés de la société. Ces principes excluent la
justification d’institutions par l’argument selon lequel les épreuves endurées
par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il
peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que
d’autres proposèrent, mais ceci n’est pas juste. Par contre, il n’y a pas
d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à
la moyenne, à condition que soit par l) même améliorée la situation des moins
favorisées. L’idée intuitive est la suivante puisque le bien-être de chacun
dépend d’un système de coopération sans lequel nul ne saurait avoir une
existence satisfaisante, la répartition des avantages doit être telle qu’elle
puisse entraîner la coopération volontaire de chaque participant, y compris des
moins favorisés.
Rawls, Théorie
de la justice, 1971
Rawls propose un critère formel de justice
sociale : deux principes qui peuvent s’appliquer à toute société, quelles
que soient ses contingences historiques.
Son but = trouver une solution qui vaut universellement pour éviter de
tomber dans le relativisme.
Pour cela, il part d’une expérience de
pensée : situation hypothétique pour envisager un problème par
l’imagination, sans le tester réellement. Il fonde ses principes en raison
c'est-à-dire que n’importe quel être rationnel les trouverait.
Imaginez-vous dans une situation où vous devez
réfléchir sur la façon d’organiser la société, sans savoir quelle est votre
place dans la société, si vous êtes handicapé, homme/femme, petit/grand. Vous ne
savez pas si vous êtes né dans une famille aisée ou non. Comment voulez-vous
organiser la société, dans cette situation initiale ?
Deux principes :
-
Principe
de liberté : Egalité des droits et devoirs individuels qui garantissent
les libertés fondamentales (DDHC)
-
Principe
de différence : Inégalités socio-économiques légitimes (rappel
légal/légitime) si elles produisent des avantages pour chacun, surtout les plus
défavorisés : ce n’est pas dire que les inégalités de qq uns sont
légitimes si elles sont utiles pour le plus grand bien (argument utilitariste),
mais dire qu’elles sont légitimes si la situation des moins favorisées est
meilleure que dans un monde sans inégalités.
Monde social = système de coopération. But =
Trouver une répartition des biens au sein de la société qui entraîne la
coopération volontaire de chaque participant, même les plus défavorisés. Leur
montrer que, même s’ils sont moins favorisés, ils ont aussi intérêt à être dans
cette société que dans une autre plus égalité. Moyen de concilier justice
sociale et intérêt individuel.
Rawls s’oppose à l’utilitarisme défendu par Bentham
et Mill (société juste si elle produit le plus grand bien) car il refuse une
logique sacrificielle où le bonheur de certains devrait être sacrifié au profit
du bonheur du plus grand nombre. Il faut que l’organisation sociale et les
éventuelles inégalités bénéficient aux plus défavorisés.
Pb :
-
Comment
appliquer ces principes ?
-
Comment
évaluer si une politique produit des inégalités mais qui ont des avantages pour
chacun ? Comment savoir que la situation est meilleure que dans un monde
sans inégalités ? PIB/hab ? Pb SH : pas de société test.
-
Peut-on
faire abstraction de toutes les caractéristiques individuelles ?
Marx : il faut prendre en compte les conditions d’existence matérielles
des sociétés.
-
Ces
principes sont-ils si neutres et universels que cela? Mais peut-on jamais
trouver un idéal de justice neutre, fondé en raison, qui ne soit pas le produit
historique d’une idéologie ? Critique de Bourdieu : Rawls ne fait que
légitimer une situation historique particulière, produite par le capitalisme.
b. Un principe de justice
historique déterminé en contexte
Rejeter l’Etat ? Malgré ses imperfections, c’est
quand même par l’Etat, ou du moins par le pouvoir politique, quelle que soit sa
forme, que les aspirations de justice peuvent déboucher car c’est un ensemble
d’institutions qui est puissant. Contrôle des institutions politiques pour
réaliser cet idéal de justice, qui est déterminé selon le contexte politique.
Texte 8 Marx
et Engels : la conquête de l’Etat est une étape nécessaire pour tendre
vers l’idéal de justice
Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution
ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de
la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour
arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de
l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour
augmenter au plus vite la quantité des forces productives. Ces mesures, bien
entendu, seront fort différentes dans les différents pays. Cependant, pour les
pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être
mises en application :
3)
Expropriation
de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de
l'Etat.
4)
Impôt
fortement progressif.
5)
Abolition
de l'héritage.
6)
Confiscation
des biens de tous les émigrés et rebelles.
7)
Centralisation
du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le
capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.
8)
Centralisation
entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
9)
Multiplication
des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des
terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan
d'ensemble.
10)
Travail
obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement
pour l'agriculture.
11)
Combinaison
du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire
graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
12)
Education
publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans
les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation
avec la production matérielle, etc.
Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848
Même Marx veut faire prendre le contrôle des
institutions politiques aux prolétaires. Besoin d’une structure qui organise la
vie pour tous, distribue les biens. L’Etat est une structure qui permet de
faire ça, qu’on peut rendre plus ou moins efficace selon son organisation
(centralisé/décentralisé). Pas forcément de grands Etats.
C’est l’idéal vers lequel tendent les démocraties,
en faisant varier les impératifs de justice selon les contextes : justice
sociale, justice environnementale.
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