I. L’Etat est la construction
politique qui fonde la justice
Texte 1 Hobbes :
il n’y a pas de justice hors de l’Etat fondé par l’union politique des hommes
Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte
aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur
propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un
tel état, il n’y a aucune place pour une activité laborieuse, parce que son
fruit est incertain ; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune
navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction
convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu’elles
requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de la
terre, aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de
société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de la
mort violente ; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante,
animale et brève. (…)
La seule façon
d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de
l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux
autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre
industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre
satisfaits, est de rassembler tout leur
pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée
d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à
une seule volonté ; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée
d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne ; et que chacun reconnaisse
comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi
tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui
concernent la paix et la sécurité communes ; que tous, en cela, soumettent
leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou
s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne,
réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est
comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon
droit à me gouverner à cet homme, à condition que tu lui abandonnes ton droit,
et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée
une REPUBLIQUE. C’est là la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt,
pour parler avec plus de déférence, de ce dieu
mortel à qui nous devons, sous le Dieu
immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui
est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand
pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils
inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à
l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui
réside l’essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes
sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions
mutuelles passées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin
qu’elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera
utile pour leur paix et leur commune protection.
Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé
SOUVERAIN et est dit avoir le pouvoir
souverain. Tout autre individu est son SUJET.
Hobbes, Léviathan,
1651
Texte 2 Tocqueville :
l’institution judiciaire sert d’arbitre neutre entre les parties au sujet d’un
cas particulier
Le premier
caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, c’est de servir
d’arbitre.
Pour qu’il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu’il y ait
contestation. Pour qu’il y ait juge, il faut qu’il y ait procès. Tant qu’une
loi ne donne pas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n’a donc point
occasion de s’en occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu’un juge, à
propos d’un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de
ses attributions, mais il n’en sort pas, puisqu’il lui a fallu, en quelque
sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu’il prononce sur une
loi, sans partir d’un procès, il sort complètement de sa sphère, et il pénètre
dans celle du pouvoir législatif.
Le deuxième
caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des cas particuliers
et non sur des principes généraux. Qu’un juge, en tranchant une question
particulière, détruise un principe général, par la certitude où l’on est que,
chacune des conséquences de ce même principe étant frappé de la même manière,
il reste dans le cercle naturel de son action ; mais que le juge attaque
directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas
particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à
l’enfermer : il devient quelque chose de plus important, de plus utile
peut-être qu’un magistrat, mais il cesse de représenter le pouvoir judiciaire.
Le troisième
caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quand on
l’appelle, ou, suivant l’expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne se
rencontre point aussi généralement que les deux autres. je crois cependant que,
malgré les exceptions, on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le
pouvoir judiciaire est sans action ; il faut le mettre en mouvement pour
qu’il se remue. On lui dénonce un crime, et il punit le coupable ; on
l’appelle à redresser une injustice et il la redresse ; on lui soumet un
acte, et il l’interprète ; mais il ne va pas de lui-même poursuivre les
criminels, rechercher l’injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaire
ferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s’il prenait de lui-même
l’initiative et s’établissait en censeur des lois.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835
II. Mais l’Etat peut servir des
intérêts particuliers, sous couvert de l’intérêt général, bafouant l’idéal de
justice
Texte 3
Marx et Engels : L’Etat présente l’intérêt bourgeois comme intérêt général
En outre, la division du travail fait naître
également l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu ou de chaque famille
et l’intérêt commun de tous les individus qui communiquent entre eux ; et,
à vrai dire, cet intérêt commun n’existe pas simplement dans l’imagination, en
tant « qu’idée générale », mais, en premier lieu, dans la réalité, en
tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est
divisé.
C’est précisément en raison de cette opposition
entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun que celui-ci prend, en tant
qu’Etat, une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels
et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire, mais
toujours sur la base réelle des liens existant dans chaque conglomérat de
familles et de tribus, tels que consanguinité, langage, division du travail à
une plus grande échelle et autres intérêts ; en particulier, comme nous
l’exposerons plus tard, sur la base des classes sociales déjà issues de la
division du travail, lesquelles se constituent séparément dans tout agrégat
humain de ce genre, et dont l’une domine toutes les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’Etat, la
lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le
suffrage, etc., ne sont que des formes illusoires – le général étant toujours
la forme illusoire du communautaire – dans lesquelles les luttes des
différentes classes entre elles sont menées. (…) Il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination
– même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le
prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la
domination en général – doit d’abord
s’emparer du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme
l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début.
Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1845
Texte 4 Foucault :
la loi et la justice proclament leur dissymétrie de classes
Il y aurait
hypocrisie ou naïveté à croire que la loi est faite pour tout le monde au nom
de tout le monde ;
(…) il est plus prudent de reconnaître qu’elle est faite pour quelques-uns et
qu’elle porte sur d’autres ; qu’en principe elle oblige tous les citoyens,
mais qu’elle s’adresse principalement aux classes les plus nombreuses et les
moins éclairées ; qu’à la différence de ce qui se passe pour les lois
politiques ou civiles, leur application ne concerne pas tout le monde
également, que dans les tribunaux, la société toute entière ne juge pas l’un de
ses membres, mais qu’une catégorie sociale préposée à l’ordre en sanctionne une
autre qui est vouée au désordre : « parcourez les lieux où l’on juge,
où l’on emprisonne, où l’on tue … Partout un fait nous frappe ; partout
vous voyez deux classes d’hommes bien distinctes dont les uns se rencontrent toujours
sur les sièges des accusateurs et des juges, et les autres sur les bancs des
prévenus et des accusés »(P. Rossi, Traité
de droit pénal), ce qui s’explique par le fait que ces derniers, par défaut
de ressources et d’éducation, ne savent pas « rester dans les limites de
la probité légale » (C. Lucas, De la
réforme des prisons) ; si bien
que le langage de la loi qui se veut universelle est, par là même,
inadéquat ; il doit être, s’il faut qu’il soit efficace, le discours d’une
classe à une autre, qui n’a ni les mêmes idées qu’elle, ni les mêmes mots :
« or avec nos langues prudes, dédaigneuses, et tout embarrassés de leur
étiquette est-il aisé de se faire comprendre de ceux qui n’ont jamais entendu
que le dialecte rude, pauvre, irrégulier, mais vif, franc, pittoresque de la
halle, des cabarets et de la foire … De quelle langue, de quelle méthode
faudra-t-il faire usage dans la rédaction des lois pour agir efficacement sur
l’esprit inculte de ceux qui peuvent moins résister aux tentations du
crime ? »(P. Rossi) La loi et
la justice n’hésitent pas à proclamer leur nécessaire dissymétrie de classe.
Foucault, Surveiller
et punir, 1975
Texte 5
Thoreau : Désobéir à la loi quand elle paraît injuste à ma conscience
Le citoyen
doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa
conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une
conscience ? Je pense que nous
devons d’abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient
après celui du droit. La seule obligation que j’aie le droit d’adopter, c’est
d’agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu’une
corporation n’a pas de conscience ; mais une corporation faite d’être
consciencieux est une corporation douée d’une conscience. La loi n’a jamais rendu
les hommes plus justes d’un iota ; et, à cause du respect qu’ils lui
marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de
l’injustice. Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu’on
voit un régiment de soldats, colonel, capitaine, caporal, simples soldats,
artificiers, etc, marchant en bel ordre par monts et par vaux vers la guerre,
contre leur volonté, disons même contre leur sens commun et leur conscience, ce
qui complique singulièrement la marche, en vérité, et engendre des
palpitations. Ils ne doutent pas que l’affaire qui les occupe soit une
horreur ; ils sont tous d’une disposition paisible. Or que sont-ils
devenus ? Des hommes le moins du monde ? ou des petits fortins
déplaçables, des magasins d’armes au service de quelque puissant sans
scrupule ?
Thoreau, La
Désobéissance civile, 1849
III. L’Etat peut-il se passer de toute
idée de justice ?
Texte 6 Machiavel :
Le prince peut agir au-dessus des vertus et lois
Il n'est pas
nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait
l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserai même dire qu'il
est quelquefois dangereux d'en faire usage, quoiqu'il soit toujours utile de
paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de
bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice ; il doit d'ailleurs
avoir toutes ces bonnes qualités, mais rester assez maître de soi pour en
déployer de contraires, lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, surtout un prince nouveau, ne peut exercer
impunément toutes les vertus de l'homme moyen, parce que l'intérêt de sa
conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité,
de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux différentes
circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans le bien, lorsqu'il n'y trouve
aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les circonstances l'exigent.
Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice,
la civilité, la bonne foi et la piété ; mais cette dernière qualité est celle
qu'il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général
jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir ; mais
très peu d'hommes savent toucher. Chacun voit aisément ce qu'on paraît être,
mais presque personne n'identifie ce qu'on est ; et ce petit nombre d'esprits
pénétrants n'ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majesté de
l'État. Or, quand il s'agit de juger
l'intérieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir
recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats : le point est de
se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu'ils soient, paraîtront
toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours
aux apparences, et ne juge que par l'événement.
Machiavel, Le Prince, 1513
Texte 7 Rawls :
une théorie de la justice comme liberté et inégalités fécondes
Je soutiendrai que les personnes placées dans la
situation initiale (situation hypothétique du voile d’ignorance dans laquelle
les personnes ne connaîtraient ni la position sociale, ni les capacités
physiques et intellectuelles qui seraient les leurs dans la société dont ils
élaborent les principes) choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l’égalité dans
l’attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que
des inégalités socio-économiques,
prenons par exemple des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et
seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et,
en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société. Ces
principes excluent la justification d’institutions par l’argument selon lequel
les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus
grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains
possèdent moins afin que d’autres proposèrent, mais ceci n’est pas juste. Par
contre, il n’y a pas d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des
avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là-même améliorée
la situation des moins favorisées. L’idée
intuitive est la suivante puisque le bien-être de chacun dépend d’un système de
coopération sans lequel nul ne saurait avoir une existence satisfaisante, la
répartition des avantages doit être telle qu’elle puisse entraîner la
coopération volontaire de chaque participant, y compris des moins favorisés.
Rawls, Théorie
de la justice, 1971
Texte 8 Marx
et Engels : la conquête de l’Etat est une étape nécessaire pour tendre
vers l’idéal de justice
Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution
ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de
la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour
arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de
l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour
augmenter au plus vite la quantité des forces productives. Ces mesures, bien
entendu, seront fort différentes dans les différents pays. Cependant, pour les
pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être
mises en application :
-
Expropriation
de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de
l'Etat.
-
Impôt
fortement progressif.
-
Abolition
de l'héritage.
-
Confiscation
des biens de tous les émigrés et rebelles.
-
Centralisation
du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le
capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.
-
Centralisation
entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
-
Multiplication
des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des
terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan
d'ensemble.
-
Travail
obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement
pour l'agriculture.
-
Combinaison
du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire
graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
-
Education
publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans
les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation
avec la production matérielle, etc.
Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848
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