Introduction
1) Qu’est-ce
qui vous semble trop intime pour être partagé avec autrui ?
2) Qu’est-ce
qu’autrui peut vous apprendre sur vous ?
3) Citez
des exemples où autrui a une influence sur vous et votre expérience
I.
Autrui ne peut partager la
singularité de mon expérience
Texte 1
Les sensations d'autrui seront pour nous un monde
éternellement fermé. La sensation que j'appelle rouge est-elle la même que
celle que mon voisin appelle rouge, nous n'avons aucun moyen de le vérifier.
Supposons qu'une cerise et un coquelicot produisent
sur moi la sensation A et sur lui la sensation B et qu'au contraire une feuille
produise sur moi la sensation B et sur lui la sensation A. Il est clair que
nous n'en saurons jamais rien ; puisque j'appellerai rouge la sensation A et vert
la sensation B, tandis que lui appellera la première vert et la seconde rouge.
En revanche ce que nous pourrons constater c'est que, pour lui comme pour moi,
la cerise et le coquelicot produisent la même sensation, puisqu'il donne le
même nom aux sensations qu'il éprouve et que je fais de même.
Les sensations sont donc intransmissibles, ou
plutôt tout ce qui est qualité pure en elles est intransmissible et à jamais
impénétrable. Mais il n'en est pas de même des relations entre ces sensations.
Poincaré, La
valeur de la science, 1905
Texte 2
Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous
bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette
tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage.
Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui
ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal,
s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette
forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même.
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres
états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel,
d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand
nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui
arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille
résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous
serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus
souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur.
Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le
langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans
les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre
individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités
et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec
d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus
grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone
mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement
aussi à nous-mêmes.
BERGSON, Le
rire, 1900
II.
Autrui est un autre sujet
qui détermine effectivement mon expérience
Texte 3
Je parle de la pitié, disposition convenable à des
êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu
d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle que les
bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la
tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu’elles bravent pour les
en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu’ont les chevaux à
fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe point sans inquiétude
auprès d’un animal mort de son espèce ; il y en a même qui leur donnent une
sorte de sépulture ; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une
boucherie annoncent l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectacle qui le
frappe.
Tel est le pur
mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la
pitié naturelle, que les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire,
puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux
malheurs d’un infortuné tel, qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait
encore les tourments de son ennemi. Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale
les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût
donné la pitié à l’appui de la raison : mais il n’a pas vu que de cette seule
qualité découlent toutes les vertus sociales qu’il veut disputer aux hommes. En
effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié
appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? La
bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une
pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne
souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ? Quand il
serait vrai que la commisération ne serait qu’un sentiment qui nous met à la
place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l’homme sauvage,
développé, mais faible dans l’homme civil, qu’importerait cette idée à la
vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la
commisération sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur
s’identifiera intimement avec l’animal souffrant. Or il est évident que cette
identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans
l’état de raisonnement. C’est la raison
qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle
qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne
et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en
secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté.
Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil
tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément
égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses
oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui
de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet
admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se
livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble,
l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles,
qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de
s’entr’égorger.
Il est donc
certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque
individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle
de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux
que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois,
de moeurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa
douce voix : c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un
faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si
lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de
cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on
te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien
moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien
avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce
sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher
la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même
indépendamment des maximes de l’éducation.
Rousseau, Discours
sur les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755
Texte 4
En nous montrant en l’homme un être qui sait
parfaitement ce qu’il désire, ou qui, s’il paraît ne pas savoir, a toujours un
« inconscient » qui le sait pour lui, les théoriciens modernes ont
peut-être manqué le domaine où l’incertitude humaine est la plus flagrante. Une
fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant,
l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est
l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre
lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autrui qu’il lui dise ce qu’il faut
désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d’un
être supérieur désire quelque chose, il ne peut s’agir que d’un objet capable
de conférer une plénitude d’être encore plus totale. Ce n’est pas par des
paroles, c’est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l’objet
suprêmement désirable.
Nous revenons à une idée ancienne mais dont les
implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement
mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce
modèle.
Le mimétisme du désir enfantin est universellement
reconnu. Le désir adulte n’est en rien différent, à ceci près que l’adulte, en
particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se
modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d’être. Il se déclare
hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux
autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de
dissimuler sa propre imitation.
Deux désirs qui convergent sur le même objet se
font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche
automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles
à cette cause de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains,
évoquent une idée d’harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les
mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous
avons vraiment les mêmes désirs ?
GIRARD, La
violence et le sacré, 1972
Texte 5
« Considérons, par exemple, la honte .(…) J’ai
honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec
moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que
certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le
plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En
effet, quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude
par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est
honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce
geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le
réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête :
quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste
et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence
d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible
avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais
rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi
tel que j’apparais à autrui. Et par
l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur
moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui.
Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans
l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui
et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la
colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête
une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais
être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me
voit »
SARTRE,
L’Être et le Néant, 1943
III.
Autrui est une structure nécessaire
de mon expérience : sans autrui, pas d’expérience
Texte 6
La solitude n'est pas une situation immuable où je
me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu
corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement
destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines
également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la
croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons
de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la
catastrophe. Et puis elle s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans
âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait
dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne
commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une
horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi
l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui —
et comme au-dessus de lui — un fragile et complexe échafaudage d'habitudes,
réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est
formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses
semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se
désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce
que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice
personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je
combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes
relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude.
Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à
proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages
donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des
points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur
d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien,
dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un
jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs
possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans
les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau
d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait
d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je
n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure
qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île
est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu...
Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. [...]
Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes
deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la
foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve
éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus
sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais
quelqu'un, grands dieux, quelqu'un !
TOURNIER, Vendredi
ou les Limbes du Pacifique, 1967
Texte 7
En comparant les premiers effets de sa présence et
ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories
philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un
autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans
l'Etre et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un
objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme
en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un
sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans
laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. Que
cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets
variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste,
comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans
chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme
structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la
structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du
possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant,
ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant
quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement,
mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage
terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe
comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans
l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce
qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et
réaliser le monde possible correspondant.
DELEUZE, Logique
du Sens, 1969
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