Elève 1
Les actes sont plus « sérieux » que les paroles
dans la mesure même où le « faire » engage la personne plus profondément que le
« dire » et la compromet bien davantage. Action elliptique, impuissante et
dégénérée, la parole met en jeu les plus faciles de tous les mouvements ; il y
a certes des cas où la parole est elle-même une prise de position périlleuse et
un geste coûteux (par exemple quand on dit non à un tyran) ; mais au regard de
ces cas exceptionnels, combien d'autres où l'éloquence apparaît comme un labeur
sans force, comme un travail fut vain et dérisoire ! N'écoutez pas ce qu'ils
disent, regardez ce qu'ils font, dit quelquefois Bergson : car le langage des
actes, par les responsabilités qu'il entraîne, les souffrances personnelles qui
en découlent, les dangers auxquels il nous expose, est tout naturellement le
plus sincère. Sérieux et sincérité marchent ainsi du même pas. Faire comme on
dit, conformer son dire à son faire, et par suite mettre sa vie d'accord avec
ses discours, voilà les marques d'une profondeur transparente qui mérite le nom
de Sérieux.
Vladimir Jankélévitch, L'Aventure, l'ennui, le sérieux, 1963
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comment le propos de l’auteur peut répondre au sujet « Peut-on agir avec
des mots ? ».
Elève 2
Le cas du langage employé dans des rapports sociaux
libres, sans but, mérite une considération spéciale. Quand des gens s'assoient
ensemble auprès d'un feu de village après avoir achevé leur tâche quotidienne
ou quand ils causent pour se délasser du travail, ou quand ils accompagnent un
travail simplement manuel d'un bavardage sans rapport avec ce qu'ils font, il
est clair qu'ici nous avons affaire à une autre manière d'employer la langue,
avec un autre type de fonction du discours. Ici la langue ne dépend pas de ce
qui arrive à ce moment, elle semble même privée de tout contexte de situation.
Le sens de chaque énoncé ne peut être relié avec le comportement du locuteur ou
de l'auditeur, avec l'intention de ce qu'ils font.
Une simple phrase de politesse, employée aussi bien
parmi les tribus sauvages que dans un salon européen, remplit une fonction à
laquelle le sens de ses mots est presque complètement indifférent. Questions
sur l'état de santé, remarques sur le temps, affirmation d'un état de choses
absolument évident, tous ces propos sont échangés non pour informer, non dans
ce cas pour relier des gens en action, certainement pas pour exprimer une
pensée […]
On ne peut douter que nous ayons ici un nouveau
type d'emploi de la langue que, poussé par le démon de l'invention
terminologique, je suis tenté d'appeler communion phatique, un type de discours
dans lequel les liens de l'union sont créés par un simple échange de mots...
Les mots dans la communion phatique sont-ils employés principalement pour
transmettre une signification, la signification qui est symboliquement la leur
? Certainement pas. Ils remplissent une fonction sociale et c'est leur
principal but, mais ils ne sont pas le résultat d'une réflexion intellectuelle
et ils ne suscitent pas nécessairement une réflexion chez l'auditeur. Une fois
encore nous pourrons dire que la langue ne fonctionne pas ici comme un moyen de
transmission de la pensée.
Mais pouvons-nous la considérer comme un mode
d'action ? Et dans quel rapport se trouve-t-elle avec notre concept crucial de
contexte de situation ? Il est évident que la situation extérieure n'entre pas
directement dans la technique de la parole. Mais que peut-on considérer comme
situation quand nombre de gens bavardent ensemble sans but ? Elle consiste
simplement en cette atmosphère de sociabilité et dans le fait de la communion
personnelle de ces gens. Mais celle-ci est en fait accomplie par la parole, et
la situation en tous ces cas est créée par l'échange de mots, par les
sentiments spécifiques qui forment la grégarité conviviale, par le va-et-vient
des propos qui composent le bavardage ordinaire. La situation entière consiste
en événements linguistiques. Chaque énonciation est un acte visant directement
à lier l'auditeur au locuteur par le lien de quelque sentiment, social ou
autre. Une fois de plus le langage en cette fonction ne nous apparaît pas comme
un instrument de réflexion, mais comme un mode d'action. "
Bronislaw Malinowski, "The Problem of
meaning in primitive languages", 1923
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des mots ? ».
Elève 3
Le traitement psychanalytique ne comporte qu'un
échange de paroles entre l'analysé et le médecin. Le patient parle, raconte les
évènements de sa vie passée et ses impressions présentes, se plaint, confesse
ses désirs et ses émotions. Le médecin s'applique à diriger la marche des idées
du patient, éveille ses souvenirs, oriente son attention dans certaines
directions, lui donne des explications et observe les réactions de
compréhension ou d'incompréhension qu'il provoque ainsi chez le malade.
L'entourage inculte de nos patients, qui ne s'en
laisse imposer que par ce qui est visible et palpable, de préférence par des
actes tels qu'on en voit se dérouler sur l'écran du cinématographe, ne manque
jamais de manifester son doute quant à l'efficacité que peuvent avoir de «
simples discours », en tant que moyen de traitement. Cette critique est peu
judicieuse et illogique. Ne sont-ce pas les mêmes gens qui savent d'une façon
certaine que les malades « s'imaginent » seulement éprouver tels ou tels
symptômes ?
Les mots faisaient primitivement partie de la
magie, et de nos jours encore le mot garde encore beaucoup de sa puissance de
jadis. Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser
au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir aux
élèves, qu'un orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et
décisions. Ne cherchons donc pas à diminuer la valeur que peut présenter
l'application de mots à la psychothérapie et contentons-nous d'assister en
auditeurs à l'échange de mots qui à lieu entre l'analyste et le malade.
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916.
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Elève 4
Exemples :
(E. a) « Oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends
cette femme comme épouse légitime » – ce « oui » étant prononcé au cours de la
cérémonie du mariage.
(E. b) « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth »
– comme on dit lorsque l'on brise une bouteille contre la coque.
(E. c) « Je donne et lègue ma montre à mon frère »
– comme on peut lire dans un testament.
(E. d) « Je vous parie six pence qu'il pleuvra
demain. »
Pour ces exemples, il semble clair qu'énoncer la
phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n'est ni décrire ce
qu'il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni
affirmer que je le fais : c'est le faire. Aucune des énonciations citées n'est
vraie ou fausse : j'affirme la chose comme allant de soi et on ne la discute
pas. On n'a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu'il n'y a à prouver
que « Damnation ! » n'est ni vrai ni faux : il se peut que l'énonciation «
serve à mettre au courant » – mais c'est là tout autre chose. Baptiser un
bateau, c'est dire (dans les circonstances appropriées) les mots « Je baptise…
» etc. Quand je dis, à la mairie ou à l'autel, etc. « Oui, [je le veux] », je
ne fais pas le reportage d'un mariage : je me marie.
Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation
de ce type ? Je propose de l'appeler une phrase performative ou une énonciation
performative ou – par souci de brièveté – un « performatif ». (…)
Nous devions, souvenez-vous, considérer quelques où
dire une chose, c'est la faire, et noter quel sens cela pourrait avoir. Ou
encore, des cas où par le fait de dire, ou en disant quelque chose, nous
faisons quelque chose. Ce thème appartient, parmi beaucoup d'autres, au récent
mouvement de remise en question d'une présupposition séculaire : que dire
quelque chose (du moins dans tous les cas dignes de considération – i. e. dans
tous les cas considérés), c'est toujours et tout simplement affirmer quelque
chose. Présupposition sans nul doute inconsciente, sans nul doute erronée, mais
à ce qu'il semble, tout à fait naturelle en philosophie. Nous devons apprendre
à courir avant de pouvoir marcher. Si nous ne faisions jamais d'erreurs,
comment pourrions-nous les corriger ?
J'ai
commencé par attirer votre attention, au moyen d'exemples, sur quelques
énonciations bien simples, de l'espèce connue sous le nom de performatoires ou
performatifs. Ces énonciations ont l'air, à première vue, d' « affirmations » –
ou du moins en portent-elles le maquillage grammatical. On remarque toutefois,
lorsqu'on les examine de plus près, qu'elles ne sont manifestement pas des
énonciations susceptibles d'être « vraies » ou « fausses ». Être « vraie » ou «
fausse », c'est pourtant bien la caractéristique traditionnelle d'une
affirmation. L'un de nos exemples était, on s'en souvient, l'énonciation « Oui
[je prends cette femme comme légitime épouse] », telle qu'elle est formulée au
cours d'une cérémonie de mariage. Ici nous dirions qu'en prononçant ces
paroles, nous faisons une chose (nous nous marions), plutôt que nous ne rendons
compte d'une chose (que nous nous marions). Et l'acte de ce se marier, comme
celui de parier, par exemple, serait décrit mieux (sinon encore avec précision)
comme l'acte de prononcer certains mots, plutôt que comme l'exécution d'une
action différente, intérieure et spirituelle, dont les mots en question ne
seraient que le signe extérieur et audible. Il est peut-être difficile de
prouver qu'il en est ainsi ; mais c'est – je voudrais l'affirmer – un fait.
J. L. Austin, Quand dire c'est faire, 1962
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des mots ? ».
Elève 5
La question naïve du pouvoir des mots est
logiquement impliquée dans la suppression initiale de la question des usages du
langage, donc des conditions sociales d'utilisation des mots. Dès que l'on
traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale que
faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe,
entre la science de la langue et la science des usages sociaux de la langue, on
se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c'est-à-dire là où il
n'est pas ; en effet, la force d'illocution des expressions (illocutionary
force) ne saurait être trouvée dans les mots mêmes, comme les « performatifs »,
dans lesquels elle est indiquée – ou mieux représentée – au double sens. Ce
n'est que par exception – c'est-à-dire dans les situations abstraites et
artificielles de l'expérimentation – que les échanges symboliques se réduisent
à des rapports de pure communication et que le contenu informatif du message
épuise le contenu de la communication. Le pouvoir des paroles n'est autre chose
que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles – c'est-à-dire,
indissociablement, la matière de son discours et sa manière de parler - sont
tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d'autres de la garantie de
délégation dont il est investi. […] Essayer de comprendre linguistiquement le
pouvoir des manifestations linguistiques, chercher dans le langage le principe
de la logique et de l'efficacité du langage d'institution, c'est oublier que
l'autorité advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le
skeptron que l'on tend, chez Homère, à l'orateur qui va prendre la parole. […]
La spécificité du discours d'autorité (cours professoral,
sermon, etc.) réside dans le fait qu'il ne suffit pas qu'il soit compris (il
peut même en certains cas ne pas l'être sans perdre son pouvoir), et qu'il
n'exerce son effet propre qu'à condition d'être reconnu comme tel. Cette
reconnaissance – accompagnée ou non de la compréhension – n'est accordée, sur
le mode du cela va de soi, que sous certaines conditions, celles qui
définissent l'usage légitime : il doit être prononcé par la personne légitimée
à le prononcer, le détenteur du skeptron, connu et reconnu comme habilité et
habile à produire cette classe particulière de discours, prêtre, professeur,
poète, etc. ; il doit être prononcé dans une situation légitime, c'est-à-dire
devant les récepteurs légitimes (on ne peut pas lire une poésie dadaïste à une
réunion du Conseil des ministres) ; il doit enfin être énoncé dans les formes
(syntaxiques, phonétiques, etc.) légitimes. […] L'efficacité symbolique des
mots ne s'exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît
celui qui l'exerce comme fondé à l'exercer ou, ce qui revient au même, s'oublie
et s'ignore, en s'y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu'il
lui accorde, à la fonder.
Si, comme le remarque Austin, il est des
énonciations qui n'ont pas seulement pour rôle de « décrire un état de choses
ou d'affirmer un fait quelconque », mais aussi d'exécuter une action, c'est que
le pouvoir des mots réside dans le fait qu'ils ne sont pas prononcés à titre
personnel par celui qui n'en est que le « porteur » : le porte-parole autorisé
ne peut agir par les mots sur d'autres agents et, par l'intermédiaire de leur
travail, sur les choses mêmes, que parce que sa parole concentre le capital
symbolique accumulé par le groupe qui l'a mandaté et dont il est le fondé de
pouvoir. (…) La plupart des conditions qui doivent être remplies pour qu'un
énoncé performatif réussisse se réduisent à l'adéquation du locuteur - ou,
mieux, de sa fonction sociale - et du discours qu'il prononce : un énoncé
performatif est voué à l'échec toutes les fois qu'il n'est pas prononcé par une
personne ayant le « pouvoir » de le prononcer, ou, plus généralement, toutes
les fois que « les personnes ou circonstances particulières » ne sont pas «
celles qui conviennent pour qu'on puisse invoquer la procédure en question »,
bref toutes les fois que le locuteur n'a pas autorité pour émettre les mots
qu'il énonce. Mais le plus important est peut-être que la réussite de ces
opérations de magie sociale que sont les actes d'autorité ou, ce qui revient au
même, les actes autorisés, est subordonnée à la conjonction d'un ensemble
systématique de conditions interdépendantes qui composent les rituels sociaux.
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, 1982.
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