I.
Les méthodes pour atteindre
le bonheur
a)
Réaliser nos désirs : Calliclès
versus Platon, Texte 1 Platon
Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer
une autre image […]. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie,
une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation
suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand
nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel,
de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes
de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont
rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux
pénibles. Mais, au moins, une fois que
cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à
s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est
tranquille. L’autre homme, quant à
lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles
sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés,
il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les
plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent
chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus
heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En
te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante
vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
Calliclès – Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car
l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses
tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je
parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il
n’éprouve plus ni joie ni peine. Au
contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on
peut dans son tonneau !
Socrate – Mais
alors, si on en verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en
aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien
s’échapper !
Calliclès – Oui, parfaitement.
Socrate – Tu
parles de la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! –
non ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre ! Mais
dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de
manger quand on a faim, n’est-ce pas ?
Calliclès – Oui
Socrate – Et aussi d’avoir soif, et de boire quand
on a soif.
Calliclès –
Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance,
d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela
la vie heureuse !
Platon, Gorgias,
493d-494b, IVe av JC
b) Faire le bien : Texte 2 Aristote.
Puisque le bonheur est une certaine activité de
l’âme en accord avec une vertu parfaite, c’est la nature de la vertu qu’il
nous faut examiner : car peut-être ainsi pourrons-nous mieux considérer la
nature du bonheur lui-même. (…) Et par vertu
humaine nous entendons non pas l’excellence du corps, mais bien celle de l’âme, et le bonheur est aussi
pour nous une activité de l’âme. (…) Nous distinguons les vertus intellectuelles et les
vertus morales : la sagesse, l’intelligence, la prudence sont des vertus
intellectuelles ; la libéralité et la modération sont des vertus morales. (…)
On n’est pas un
véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des
bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui
accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun
plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions
conformes à la vertu doivent être des plaisirs.
Aristote, Ethique à Nicomaque, IVème siècle av JC
c) Distinguer désirs naturels et désirs non naturels : Texte 3 Epicure
Il faut se
rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et
que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels
seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont
nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les
autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs
doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie
de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous
faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute
l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers
quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le
bien-être de l'âme et celui du corps. Nous
n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous
éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons
plus besoin du plaisir. [...]
Quand donc
nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des
plaisirs de l'homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances
matérielles,
ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent
et la prennent dans un mauvais sens. Le
plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps à ne pas
souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble.
Épicure, Lettre
à Ménécée (341-270 av. J.-C.),
d) Ne faire dépendre notre bonheur que de ce qu’on maîtrise :
Texte 4 Epictète (Stoïciens)
I. 1. Il y a
des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas.
Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos
aversions : en un mot, toutes les oeuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne
dépend pas de nous, c'est notre corps, c'est la richesse, la célébrité, le
pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature
libres, sans empêchement, sans entraves ; celles qui n'en dépendent pas,
inconsistantes, serviles, capables d'être empêchées, étrangères.
3. Souviens-toi donc que si tu crois libre ce qui
par nature est servile, et propre à toi ce qui t'est étranger, tu seras
entravé, affligé, troublé, et tu t'en prendras aux Dieux et aux hommes. Mais,
si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui t'est en effet
étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t'entravera ; tu ne t'en
prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi ; nul
ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible. [...]
VIII. Ne
demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses
arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux.
Épictète (50-130 ap. JC), Manuel, § I et VIII
II.
Mais le bonheur n’est jamais
atteint durablement
Texte 5
Schopenhauer : La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui
Tout désir
naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance,
tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle
satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir
nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc
toujours à l’état de souffrance ; pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de
mesure, pas de terme à la souffrance […]
Mais que la
volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui
enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable,
dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable.
La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à
l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.
Texte 6
Schopenhauer : La satisfaction est comme l’aumône qu’on jette à un
mendiant
Tout vouloir
procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une
souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait,
dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences
tendent à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement
mesurée.
Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait
fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue,
le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement
durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle
lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant
que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes
asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles
qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous
ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou
chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté
toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble
sans cesse la conscience ; or sans repos
le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à
Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent
toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.
Texte 7
Schopenhauer : Nous n’avons conscience du bonheur qu’une fois qu’il a
disparu
Nous sentons la douleur, mais non l’absence de
douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la
sécurité. Nous ressentons le désir comme nous ressentons la faim et la soif ;
mais le désir est-il rempli, aussitôt il advient de lui comme de ces morceaux
goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment
où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances
et des joies, et nous les regrettons aussitôt. Seules, en effet, la douleur et
la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer
d’elles-mêmes ; le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus
grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les
possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus,
car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous
ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours
malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à
les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par
là-même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un
plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît
la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. Le
cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables,
d’autant plus lent qu’elles sont pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir,
est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons
conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la
plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où
il suit qu’il voudrait mieux pour nous ne pas la posséder.
Texte 8 Schopenhauer :
Le bonheur n’est que cessation de douleur
Tout bonheur est négatif, sans rien de
positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de
durée ; au fond, ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une
privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera
infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente
sans objet, l’ennui. C’est de cette
vérité qu’on trouve une trace dans ce fidèle miroir du monde, de la vie et de
leur essence, je veux dire dans l’art, surtout la poésie. Un poème épique
ou dramatique ne peut avoir qu’un sujet : une dispute, un effort, un
combat dont le bonheur est le prix ; mais quant au bonheur lui-même, au
bonheur accompli, jamais il ne nous en fait le tableau. A travers mille
difficultés, mille périls, il conduit ses héros au but ; à peine l’ont-ils
atteint, vite le rideau ! Et que
lui resterait-il à faire, sinon de montrer que le but même, si lumineux, et où
le héros croyait trouver le bonheur, était pure duperie ; qu’après l’avoir
atteint, il ne s’en est pas trouvé mieux qu’auparavant. Comme il ne peut y
avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l’art un objet. A vrai dire, le but propre de l’idylle,
c’est justement la peinture de ce bonheur impossible ; mais aussi, chacun
le voit bien, l’idylle par elle-même n’est pas un genre qui se tienne.
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1888
Texte 9 Pascal : se
divertir pour ne pas penser à la mort
«139. Divertissement. Quand je m'y suis mis
quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et
les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant
de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des
hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos,
dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait
demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au
siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on
trouverait insupportable de ne bouger de la ville; et on ne recherche les
conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer
chez soi avec plaisir.
Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après
avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison,
j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective,
qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et
si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. (…)
De là vient que le jeu et la conversation des
femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur ni qu'on s'imagine que
la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le
lièvre qu'on court : on n'en voudrait pas, s'il était offert. Ce n'est pas cet
usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition,
qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais
c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et
le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là
vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de
félicité de la condition des rois, de [ce] qu'on essaie sans cesse à les
divertir et à leur procurer toute sorte de plaisirs. Le roi est environné de
gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêcher de penser à lui. Car il
est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour
se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient
que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un
lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre
nature. Ce lièvre ne nous garantirait
pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse qui nous en détourne
nous en garantit.
Pascal, Les
Pensées, 136-139, 1623-1662
III.
Peut-on se passer de l’idéal
de bonheur ?
3 options :
a) Le bonheur est un idéal de l’imagination : Texte 10 Kant
Mais, par
malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le
désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en
termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous
les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble
empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que
cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans
mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est
impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le
suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement.
Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas
par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ?
Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui
représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent
se dérobent à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de
plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à
satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une
longue souffrance? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du
corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref,
il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque
principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l'omniscience. On ne peut donc pas agir,
pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des
conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère,
l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les
enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus
grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence,
à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des
actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les
tenir plutôt pour des conseils que pour des commandements de la raison ; le
problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action
peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait
insoluble ; il n’y a donc pas à cet
égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui
rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de
l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on
attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait
atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.
Kant, Fondements
de la métaphysique des mœurs, 1785
b) Viser le bonheur du plus grand nombre : Texte 11 Mill
L'école qui accepte comme fondement de la morale le
principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont
moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir
le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le
contraire du bonheur. Par
"bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par
"malheur", la douleur et la privation de plaisir. […]
Ce critère n'est pas le plus grand
bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur au total.
Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il a été expliqué précédemment,
la fin ultime, celle en fonction et en
vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que
nous considérions notre propre bien ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi dépourvue de souffrance
que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en quantité
qu'en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la
comparer à la quantité étant représentés par la préférence que manifestent ceux
qui, tant par leurs possibilités d'expérience que par leur pratique de
l'analyse et de l'observation de soi-même, sont les mieux à même d'établir des
comparaisons. Étant donné que c'est là, selon l'opinion utilitariste, la
finalité de l'action humaine, c'est nécessairement également la norme de la
moralité ; celle-ci peut donc, en
conséquence, être définie comme l'ensemble des règles et des préceptes de la
conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer, dans la plus large
mesure possible, une telle existence à toute l'humanité ; et il faut ajouter
que cela s'applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à
l'ensemble des créatures capables de sensation.
Mill, L'utilitarisme, 1861
c) La création produit la joie : Texte 12 Bergson
Les
philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée
de l'homme n'ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous
renseigner là-dessus elle- même. Elle
nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe
est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir.
Le plaisir n'est qu'un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l'être
vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la direction où la vie est
lancée. Mais la joie annonce toujours
que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une
victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons
compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits,
nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la
création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est
joyeuse, parce qu'elle a conscience de l'avoir créé, physiquement et
moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d'usine qui voit
prospérer son industrie, est-il joyeux en -raison de l'argent qu'il gagne et de
la notoriété qu'il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour
beaucoup dans la satisfaction qu'il ressent, mais elles lui apportent des
plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu'il goûte de joie vraie est le
sentiment d'avoir monté une entreprise qui marche, d'avoir appelé quelque chose
à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l'artiste qui a réalisé sa
pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces
hommes travaillent pour la gloire et qu'ils tirent leurs joies les plus vives
de l'admiration qu'ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l'éloge et aux
honneurs dans l'exacte mesure où l'on n'est pas sûr d'avoir réussi. Il y a de
la modestie au fond de la vanité. C'est pour se rassurer qu'on cherche l'approbation,
et c'est pour soutenir la vitalité peut-être insuffisante de son oeuvre qu'on
voudrait l'entourer de la chaude admiration des hommes, comme on met dans du
coton l'enfant né avant terme. Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir
produit une oeuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge et
se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est créateur, parce qu'il le sait,
et parce que la joie qu'il en éprouve est une joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe
de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa
raison d'être dans une création qui peut, à la différence de celle de l'artiste
et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de
soi par soi, l'agrandissement de la personnalité par un effort qui tire
beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu'il y avait
de richesse dans le monde ?
Bergson, L’énergie spirituelle, 1919
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