Introduction
1) Citez
des techniques qui ont remplacé du travail humain.
2) Dans
quels domaines reste-t-il encore du travail humain ? Pourrait-il
disparaître un jour ?
Les caisses automatiques du supermarché qui
remplacent le travail antérieur des caissiers est un exemple d’une technologie
qui libère certains travailleurs de leurs tâches antérieures, tout comme les
voitures individuelles ont remplacé les cochers. Cette libération du travail humain par la technique semble non
seulement possible, car on la constate par l’histoire des techniques et des
professions, mais aussi bénéfique
car elle peut libérer l’homme de tâches pénibles voire dangereuses.
Suggérer que la technique puisse libérer les hommes
du travail implique l’idée que le
travail est une contrainte extérieure forçant l’homme à des activités qu’il
préfèrerait ne pas avoir à réaliser, contrainte qu’il chercherait à éviter si
cela était possible : si la
technique constitue un ensemble de moyens pour remplacer le travail humain,
alors il serait non seulement possible mais aussi souhaitable que l’homme se
détache de la contrainte d’exécuter certaines tâches.
Le sujet suggère que la technique pourrait-être la
cause directe de la libération du travail humain.
Plusieurs
questions se posent alors :
-
Le
travail est-il une contrainte pour l’homme ?
Pourrait-il et souhaiterait-il alors s’en libérer ? Que serait et que
ferait alors l’homme libéré du travail ?
-
La
technique, cad l’ensemble des moyens
produits et utilisés par l’homme pour produire des biens de consommation
nécessaires à sa survie, pourrait-elle être le moyen de cette libération du
travail humain ? Pourrait-elle être la cause directe de cette libération ou bien ne serait-elle qu’un moyen, que l’homme décide d’utiliser
au service de cette fin ? Certaines
activités de production pourraient-elles ne jamais être remplacées par la
technique ? Comment distinguer les activités qui pourraient être
remplacées par la technique et celles qui ne le pourraient pas ?
-
Quelle serait alors l’ampleur
de cette libération : l’homme n’aurait-il alors plus du tout besoin de
travailler ? Ou son rôle de production serait-il simplement déplacé vers
d’autres activités qui elles ne pourraient jamais être remplacées par la
technique ?
Les enjeux
sont nombreux et divers :
-
Sur l’activité humaine : le travail humain
peut-il disparaître par le développement technique ? A quelles autres
activités pourraient-ils alors se livrer ?
-
Sur la société et les
échanges :
comment la société se transforme-t-elle quand une partie du travail humain est
remplacé par les techniques (ex de la mécanisation de l’agriculture et de
l’industrie) ? Alors que notre place sociale et nos droits sociaux
(assurance maladie, retraite) sont souvent définis par notre appartenance
professionnelle, comment fonder l’organisation sociale si le travail humain est
voué à disparaître ?
I.
Le développement technique
remplace l’homme au travail : il est libéré de la contrainte de produire ses
moyens de subsistance
Le sujet
suggère que le travail serait une contrainte dont l’homme pourrait se libérer,
par un moyen en particulier, la technique. Pourquoi le travail serait-il alors
une contrainte ?
Texte 1 Marx :
le travail est une activité humaine nécessaire pour subvenir aux besoins
naturels
Le travail est
de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue
lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces
dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en
mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à
sa vie.
Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas
encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le
travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée
fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond
par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus
mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la
cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat
auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du
travailleur. Ce n'est pas qu'il opère
seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du
même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode
d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination
n'est pas momentanée. L'œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort
des organes qui agissent, une attention
soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la
volonté. Elle l'exige d'autant plus que, par son objet et son mode
d'exécution, le travail enchaîne moins le travailleur, qu'il se fait moins
sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ;
en un mot, qu'il est moins attrayant.
Marx, Le
Capital, I, 3ème section, chap 7.
Le travail est
l’activité naturelle que l’homme entretient avec la nature pour subvenir à ses
besoins.
Dans le travail, l’homme représente une force naturelle qui agit face à
d’autres forces naturelles : c’est ainsi une transformation de la nature
par l’homme mais aussi une transformation de l’homme lui-même. L’homme doit soumettre sa volonté à une loi
déterminée par un but extérieur à lui, la production qu’il envisage. C’est
une nécessité physique de la vie
humaine, ce qui exclut la possibilité d’une totale abolition du travail :
l’homme devra toujours, d’une façon ou d’une autre, travailler. Mais le
travail salarié aliéné (décrit texte 4 chapitre 5) n’est qu’une forme de
travail capitaliste : il peut être aboli pour une autre forme de travail
où l’homme n’est pas soumis aux ordres du capitaliste et où il n’est pas
dépossédé des fruits de son travail.
La spécificité
du travail humain
(à la différence de l’apparent travail des abeilles) c’est la réalisation d’un projet conscient, dont
l’homme a l’idée avant de le produire. Il peut alors changer son idée,
changer son moyen de production, au moyen de sa réflexion alors que l’abeille
produira toujours la même ruche, ou s’adaptera aux conditions extérieures de
façon naturelle instinctive. C’est parce que l’homme a l’idée de ce qu’il veut
produire avant de le réaliser qu’il a besoin d’être attentif, de contraindre sa
volonté.
L’homme
utilise des moyens de travail, qui sont la médiation que l’homme produit
lui-même entre son travail et la nature : la technique est l’ensemble des
moyens de travail produits et utilisés par l’homme pour produire des biens de
consommation nécessaire à sa survie.
=> Ces moyens de travail pourraient-ils se passer de l’activité
humaine?
Texte 2 Marx
machines
Dès lors que l’homme, au lieu d’agir avec l’outil
sur l’objet de travail, n’agit plus que
comme force d’actionnement sur une machine-outil, l’habillage de cette force
en muscles humains est d’ordre contingent, et le vent, l’eau, la vapeur, etc,
peuvent prendre sa place. (...) La machine, qui est à la base de la révolution
industrielle, remplace l’ouvrier manipulant son outil singulier, par un
mécanisme qui opère en une fois avec quantité de ces outils ou d’outils de même
espèce, et qui est mû par une seule force d’actionnement.
Marx, Le
Capital, I, 4ème section, chap 13.
La machine est
un objet technique qui remplace le travail humain : l’ouvrier n’a plus à
manipuler un outil particulier dans le processus de production, la machine met
en activité elle-même un ensemble d’outils pour produire les mêmes effets. C’est
le moyen de travail de l’homme qui est transformé d’un outil particulier à une
machine. Ce qui reste à l’homme, c’est d’actionner
la machine, mais cette « force d’actionnement » humaine peut être
remplacée par d’autres forces adaptées, par la technique, à la machine : eau
par un barrage, vent par un moulin, animaux.
Le processus
de production demeure, mais l’homme comme moyen de travail disparaît du
processus.
=> La machine, comme outil technique, libère donc l’homme de la
contrainte d’actionner les moyens de production dans le processus de
production.
=> Mais jusqu’où la technique
peut-elle remplacer le travail humain ?
Texte
3 : Simondon : il y a un développement nécessaire de la technique tel
que le travail humain va disparaître.
Jusqu’à ce jour, la réalité de l’objet technique a
passé au second plan derrière celle du travail humain. L’objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé
et jugé comme instrument, adjuvant ou produit du travail. Or, il faudrait,
en faveur de l’homme même, pouvoir opérer un retournement qui permettrait à ce
qu’il y a d’humain dans l’objet technique d’apparaître directement, sans passer
à travers la relation de travail. C’est
le travail qui doit être connu comme phase de la technicité, non la technicité
comme phase du travail, car c’est la technicité qui est l’ensemble dont le
travail est une partie, et non l’inverse.
Simondon, Du
mode d’existence des objets techniques, Conclusion, 1954
Simondon constate que la technique a toujours été considérée comme un moyen humain utilisé dans
le travail pour produire les biens nécessaires à sa survie. Or pour lui, la
technique est une activité humaine
autonome, qui a une logique de développement autonome, et non un simple moyen
mis au service du travail. Ce n’est pas la technique qui est au service du
travail, mais c’est le travail qui
n’était qu’un moyen de développer la technique qui, une fois affranchie du
travail humain, peut s’en passer et continuer à se développer seule. Le travail
humain constitue donc une phase du développement nécessaire de la technique (on
parle d’une téléologie de la technique, cad que la technique a un but propre et
qu’elle se développe en direction de ce but).
=> Non seulement la technique libère effectivement l’homme du
travail, mais elle se libère elle-même de ce qui n’était qu’un moyen pour se
développer.
Texte 4
Nietzsche : se libérer du travail = se libérer de la « meilleure
police »
Les apologistes du travail. — Dans la glorification
du « travail », dans les infatigables discours de la « bénédiction du travail
», je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels
et d’un intérêt général :
l’arrière-pensée de la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend
maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de cette dure
activité du matin au soir — que c’est là
la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend
vigoureusement à entraver le développement de la raison, des convoitises, des
envies d’indépendance. Car le
travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire
cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour
et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des
satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus
grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme
divinité suprême.
Nietzsche, Aurore, § 173
Le travail est
une activité qui « discipline » l’homme pour Nietzsche, mais pas au
sens positif de la discipline kantienne (cf texte 3 chap5) qui permettrait
à l’homme d’exercer sa raison et de devenir libre : elle sert plutôt à contraindre tout un corps social à un rythme de vie
imposé par la société, empêchant l’expression des singularités individuelles.
Toute tentative individuelle de mener une autre forme de vie est condamnée par
la morale sociale : il faut travailler. Le travail est un moyen utilisé pour contrôler la population, qui n’a
plus l’occasion de se demander pourquoi elle produit telle chose ou pourquoi
elle accepte d’obéir à tels ordres, car elle ne voit pas d’autres moyens pour
vivre.
Le travail est
donc un moyen pratique pour contrôler la population, en lui donnant une
activité à réaliser quotidiennement, mais aussi un moyen idéologique car toute
autre forme de vie paraît moralement condamnée.
=> Dès lors, le remplacement du travail par la technique signifierait-il
la libération de cette domination qui écrase les individus ?
Pb : ce n’est
pas parce que l’activité humaine dans la production de matériaux disparait que
l’homme disparait entièrement de la chaîne de production et qu’il n’a plus
aucune tâche à réaliser dans sa vie quotidienne. Même si la machine tourne,
l’homme l’alimente, l’invente, la répare et produit d’autres choses dans d’autres
cadres que l’usine.
II.
Le développement technique
transforme la place de l’homme dans l’activité productive
C’est toujours
l’homme qui choisit ce qui doit être produit et par quels moyens : même si
la machine tourne les engrenages à sa place, c’est l’homme qui garde le choix
de la nature et de l’organisation de la production. L’homme continue donc à
encadrer la machine.
Texte 5 Weil :
l’ouvrier se soumet aux rythmes de la machine : la technique accentue
l’aliénation du travail
Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a
voulu dire, travailler en usine. Ça a
voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures,
auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le
respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous
le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu’il en
soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j’attendais le moins de
moi-même – la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait
que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je
n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. (...)
Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse :
pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à
une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non
seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant
sa machine, tuer son âme pour 8heures par jour, sa pensée, ses sentiments,
tout. Est-on irrité, triste ou dégouté, il faut ravaler, refouler tout au fond
de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et
la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on
pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours
il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter,
ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres
contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la
parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si
c’est un brave type s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il
faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise
humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni
en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se
recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne
peut pas être « conscient ».
WEIL, La
condition ouvrière, 1935
La
machinisation et le taylorisme accentuent l’aliénation du travailleur, cad la
dépossession du travailleur des fruits de son travail et du processus même de
production car
il doit se plier aux cadences imposées par la machine et aux ordres des chefs. Le travailleur devient docile, semblable
à un animal, une bête de somme qui n’a d’autre but que de travailler.
Cela a pour conséquences de briser des sentiments essentiels du travailleur : sa dignité, son
respect de lui-même, sa pensée, bref « sa conscience », tout ce qui
fait de lui un être humain.
=> Non seulement la technique ne libère pas l’homme du travail,
car il participe toujours au processus de production, mais en plus elle le soumet
à ses propres rythmes, faisant du travailleur un esclave docile qui perd sa
conscience réflexive.
=> Mais est-ce la technique elle-même qui a accentué l’aliénation
du travail ? Non ce sont les hommes qui ont organisé le travail ainsi, de
façon à faire de l’homme qu’un rouage mécanique de la chaîne de production :
le but de Taylor était de déposséder les ouvriers de la maîtrise de leur
activité pour mieux les contrôler, en leur imposant, de l’extérieur, des cadences
à suivre. L’organisation du travail à l’usine n’est pas la conséquence de la
technique elle-même, mais de l’utilisation de la technique par les hommes.
Texte
6 : Simondon l’homme travaille autour de la machine
La machine
remplace l’homme porteur d’outils. (...) L’homme dirige ou règle la machine
porteuse d’outils ; il réalise des groupements de machines mais ne porte
pas les outils ;
la machine accomplit bien le travail central, celui du maréchal ferrant et non
celui de l’aide ; l’homme, dégagé
de cette fonction d’individu technique qui est la fonction artisanale par
excellence, peut devenir soit organisateur de l’ensemble des individus
techniques, soit aide des individus techniques : il graisse, nettoie,
enlève débris et bavures, cad joue le rôle d’un auxiliaire, à certains
égards ; il fournit la machine en éléments, changeant la courroie,
affûtant le foret ou l’outil de tour. Il a donc, en ce sens, un rôle au-dessus
de l’individualité technique, et un autre rôle au-dessus : servant et
régleur, il encadre la machine, individu technique, en s’occupant du rapport de
la machine aux éléments et à l’ensemble ; il est organisateur des relations entre les niveaux techniques, au lieu
d’être lui-même un des niveaux techniques, comme l’artisan.
Simondon, Du
mode d’existence des objets techniques, 1954
Le travail de l’homme que la technique remplace
c’est le travail de l’homme porteur et utilisateur d’outils, ce que Simondon
appelle « la fonction de l’individu technique » : la machine actionne
à sa place les outils nécessaires au processus de production. Mais l’homme continue d’exister dans le
processus de production, en amont de la production, dans la direction,
l’organisation et le réglage des machines et en aval, pour nettoyer la machine.
La machine réalise certaines tâches à sa place mais il continue à s’occuper de
la machine.
PB de Simondon : il considère que seule la
tache d’individu technique est du travail à proprement parler. Inventer ou
réparer une machine n’est pas considéré comme du « travail » pour
lui.
Texte 7 : Simondon
aliénation culturelle due à la méconnaissance des techniques utilisées
L’aliénation
de l’homme par rapport à la machine n’a pas seulement un sens
économico-social ; elle a aussi un sens psycho-physiologique ; la
machine ne prolonge plus le schéma corporel, ni pour les ouvriers, ni pour ceux
qui possèdent les machines. Les banquiers sont aussi aliénés par rapport à la machine que
les membres du nouveau prolétariat. (...) De part et d’autre de la machine,
au-dessous et au-dessus, l’homme des éléments qu’est l’ouvrier et l’homme des
ensembles qu’est le patron industriel manquent la véritable relation à l’objet
technique individualisé sous la forme de la machine.
Simondon, Du
mode d’existence des objets techniques, 1954
L’aliénation n’a pas seulement des
causes économiques (possession des moyens de production) mais aussi des causes culturelles de connaissance de la
technique au coeur du fonctionnement des outils que nous utilisons
quotidiennement. Quand l’ouvrier utilise
une machine qu’il ne comprend pas, il est aliéné car il est soumis à des forces
dont il ne comprend pas la logique interne. L’objet technique se dresse
face à lui, incompréhensible (c’est le fameux « ça bug je comprends pas
pourquoi »). Ce n’est pas seulement le produit du travail de l’ouvrier qui
se dresse face à lui comme une puissance étrangère (aliénation au sens de Marx)
mais c’est déjà même son moyen de
travail. Simondon appelle alors à une sagesse technique où la réalité
technique serait intégrée à la culture universelle, donnant ainsi les clés à
chacun pour la comprendre.
=> La technique produit une autre forme d’aliénation du
travailleur mais aussi de tout usager des produits techniques : celle de
la méconnaissance du fonctionnement de la technique. Loin de libérer l’homme du
travail, elle rajoute à l’aliénation économique une aliénation culturelle.
Texte 8
Beauvoir le travail domestique
Des légions de
femmes n’ont ainsi en partage qu’une fatigue indéfiniment recommencée au cours
d’un combat qui ne comporte jamais de victoire. Même en des cas plus
privilégiés, cette victoire n’est jamais définitive. Il y a peu de tâches qui s’apparentent plus que celles de la ménagère
au supplice de Sisyphe ; jour après jour, il faut laver les plats,
épousseter les meubles repriser le linge qui seront à nouveau demain salis,
poussiéreux, déchirsé. La ménagère s’use
à piétiner sur place ; elle ne fait rien ; elle perpétue seulement le
présent ; elle n’a pas l’impression de conquérir un Bien positif mais de
lutter indéfiniment contre le Mal. C’est une lutte qui se renouvelle chaque
jour. (...) Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la
nuit des armoires, c’est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d’un
seul mouvement le temps crée et détruit, la ménagère n’en saisit que l’aspect
négateur. (...) Mais la femme n’est pas
appelée à édifier un monde meilleur : la maison, la chambre, le linge
sale, le parquet sont des choses figées : elle ne peut qu’indéfiniment
expulser les principes mauvais qui s’y glissent ; elle attaque la
poussière, les taches, la boue, la crasse ; elle combat le péché, elle
lutte avec Satan. Mais c’est un triste
destin au lieu d’être tourné vers des buts positifs d’avoir à repousser sans
répit un ennemi ; souvent la ménagère le subit dans la rage. (...) Ainsi le travail que la femme exécute à
l’intérieur du foyer ne lui confère pas une autonomie ; il n’est pas directement
utile à la collectivité, il ne débouche pas sur l’avenir, il ne produit rien.
Il ne prend son sens et sa dignité que s’il est intégré à des existences qui se
dépassent vers la société dans la production ou l’action : c’est dire
que, loin d’affranchir la matrone, il la met dans la dépendance du mari et des
enfants ; c’est à travers eux qu’elle se justifie : elle n’est dans
leurs vies qu’une médiation inessentielle. (...) Il n’est pas permis à la femme de faire une œuvre positive et par
conséquent de se faire connaître comme une personne achevée.
Beauvoir, Le
deuxième sexe, Formation, Situation,
1949
Même si certaines tâches de la production
industrielle sont mécanisées, il reste
des tâches qui se renouvellent perpétuellement et qui ne pourront jamais
disparaître car elles répondent à des besoins vitaux quotidiens :
elles constituent l’ensemble du travail domestique, qui est effectué par la
femme au foyer. Ces tâches ne seront jamais définitivement achevées car chaque
jour il faut se nourrir puis nettoyer après le repas. A l’inverse de l’homme
qui peut avoir la sensation de travail accompli et peut être fier de son
identité professionnelle, la ménagère n’a que des sensations d’accomplissement
temporaires, le foyer n’est impeccable que pour quelques instants et au prix
d’efforts quotidiennement renouvelés. Ce
qu’elle produit n’est pas durable et ne lui donne pas de fierté similaire à
l’artisan. Elle se projette alors dans les réussites de ses enfants ou de
son mari mais jamais dans son oeuvre à elle, car le cadre dans lequel elle travaille ne lui permet pas de réaliser
une telle oeuvre.
=> Quand bien même la technique permet de remplacer l’homme à
quelques étapes de production, de nombreuses tâches nécessaires à la
satisfaction quotidienne des besoins vitaux demeurent : il y aura toujours
une forme de travail nécessaire à subvenir à nos besoins. Dans le cadre décrit par Beauvoir, c’est la femme au foyer qui
réalise le travail domestique.
Texte 9 Baudrillard :
même les temps libres sont soumis aux lois de la production qui régissent le
travail
Le temps est une denrée rare, précieuse, soumise
aux lois de la valeur de l’échange. Ceci est clair pour le temps de travail,
puisqu’il est vendu et acheté. Mais de plus en plus le temps libre lui-même
doit être, pour être consommé, directement ou indirectement acheté. (...) Cette loi du temps comme valeur d’échange
et comme force productive ne s’arrête pas au seuil du loisir, comme si miraculeusement
celui-ci échappait à toutes les contraintes qui règlent le temps de travail. Les lois du système de production ne prennent pas de vacances. Elles
reproduisent continuellement et partout, sur les routes, sur les plages, sur
les clubs, le temps comme force
productive. L’apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir
– ce dernier inaugurant la sphère transcendante de la liberté – est un mythe.
(...)
Le repos, la détente, l’évasion, la distraction
sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas
eux-mêmes l’exigence propre du loisir, qui est la consommation de temps. Le temps libre, c’est peut-être toute
l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer »
éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C’est pourquoi dire que le
loisir est « aliéné » parce qu’il n’est pas que le temps nécessaire à
la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L’« aliénation »
du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe
au temps de travail, elle est liée à l’IMPOSSIBILITE MÊME DE PERDRE SON TEMPS).
(...) Partout ainsi, et en dépit de la
fiction de liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps
« libre », il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la
consommation est celui de la production. Il l’est dans la mesure où il
n’est jamais qu’une parenthèse « évasive » dans le cycle de
production. Mais encore une fois, cette complémentarité fonctionnelle
(diversement partagée selon les classes sociales) n’est pas sa détermination
essentielle. Le loisir est contraint
dans la mesure où derrière sa gratuité apparente il reproduit fidèlement toutes
les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de
la quotidienneté asservie.
BAUDRILLARD, La Société de consommation, 1970
Même dans le temps de loisir, qui sont censés être
hors du travail, l’homme suit les lois
de la production, consomme, respecte les horaires des services et fait
travailler d’autres hommes. Le temps
de loisir n’est pas un temps hors de la production, où on lui échappe, où on
serait libéré des contraintes économiques, mais où on se déplace du rôle de
producteur au rôle de consommateur. Les mêmes contraintes du travail de
gestion du temps se retrouvent dans le loisir.
=> Même si la technique, par l’augmentation des gains de
productivité, permet de diminuer le temps de travail et d’augmenter le temps de
loisir, ce temps de loisir est toujours un temps où l’homme reste au service de
la production.
=> PB : Mais alors, s’il reste
toujours du travail humain et si même les temps de loisirs sont contraints par
des logiques économiques, la prétendue
libération du travail par la technique est-elle une illusion ? Pourtant,
certaines activités humaines disparaissent en raison du remplacement par
certaines techniques : comment savoir quelles activités seront remplacées
et quelles activités continueront d’exister ? Quel critère trouver pour les
déterminer ?
III.
C’est à l’homme de décider
de se libérer du travail par la technique.
Texte
10 : Marx : l’organisation de la production est une question
politique
En fait, le royaume de la liberté commence
seulement là où on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de
l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de
production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter
contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se
reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire
quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec
son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce
que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces
productives pour le satisfaire. En ce
domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés
règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent
ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils
accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les
conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais
cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement
des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne
peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle
de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la
réduction de la journée de travail.
MARX, Le
Capital, livre III, chap 48
-
Le domaine de la nécessité
naturelle
(ce que l’homme doit produire pour survivre) : Plus l’homme civilisé se développe, plus il
multiplie les besoins et les moyens de production pour les satisfaire. Mais
alors, à quel moment peut-on considérer qu’il a satisfait les besoins
nécessaires ? Ce sont les
producteurs qui décident ensemble de cette production et la contrôlent. Il
faut réduire la journée de travail pour laisser à l’homme du temps hors de la
production.
-
Le royaume de la
liberté :
La libération du travail serait la situation où l’homme ne travaille plus par
contrainte, pour satisfaire ses besoins naturels (mais alors, travaille-t-il
pour le plaisir ?). C’est là que les forces humaines sont libres de se
développer, pour elles-mêmes et non plus seulement pour survivre.
=> Ce sont aux travailleurs, en collectif, de décider de l’organisation
de la production et de limiter le temps de travail, pour se laisser du temps
libre hors du travail.
PB : si
la sphère des besoins naturels peut s’étendre, comment distinguer entre besoins
naturels et désirs culturels dont on pourrait se passer ? Comment être sûr
de ne pas perdre du temps à produire des biens inutiles ?
Texte
11 : Gorz : répartir le temps libre qui est le fruit de la
mécanisation est un enjeu politique.
Du point de vue de la rationalité économique, le temps de travail économisé, à l’échelle
de la société, grâce à l’efficacité croissante des moyens mis en oeuvre, est du
temps de travail disponible pour une production additionnelle de richesses.
(...) Le modèle envisagé implicitement est donc celui d’une économie qui ne cesse d’englober de
nouveaux champs d’activité à mesure que du temps de travail est libéré dans les
champs qu’elle occupait jusqu’alors. (...) Les « progrès technologiques » posent ainsi inévitablement la
question du contenu et du sens du temps disponible, mieux encore : de
la nature d’une civilisation et d’une société où l’étendue du temps disponible
l’emporte de loin sur celle du temps de travail – et où, par conséquent, la
rationalité économique cesse de régir le temps de tous.
GORZ, Métamorphoses
du travail, 1988
Les gains de
productivité dans l’agriculture et l’industrie permettent d’économiser du temps
de travail, mais ce temps de travail disponible est utilisé pour produire
d’autres richesses dans le secteur tertiaire : l’économie s’étend petit à
petit à de nouveaux champs d’activités. De nouveaux besoins de production sont
créés : c’est
parce qu’il y a de nombreux produits différents sur un même marché qu’il faut de la publicité et du
marketing par exemple.
Mais souhaitons-nous que n’importe quel besoin
devienne un produit sur un marché économique ? Si l’Etat prend en charge
certains biens publics (l’éducation, la santé, la sécurité) c’est justement car
on considère que ces biens ne doivent pas être laissés à disposition du marché,
qui pourrait décider de leurs prix et de leurs conditions d’organisation.
Gorz invite à
utiliser ce temps libre en dehors de la sphère de l’économie : à inciter
les individus à poursuivre des activités autonomes (qui n’ont d’autres buts qu’elles-mêmes,
à l’inverse du travail qui est hétéronome, ayant pour but de gagner de quoi
vivre), comme faire de l’art, s’investir en politique, s’engager dans une
association, découvrir une autre culture, faire du sport. Dans ces activités
autonomes, l’homme agit pour lui, pour développer ce qu’il lui plait, sans
contraintes.
=> Ce sont dans ces activités autonomes, hors de la sphère de
production, que l’homme est réellement libre. Ces activités sont permises par l’augmentation
des gains de productivité à l’aide du développement technique, mais ne sont pas
automatiquement mises en place : il faut que la société décide
collectivement de consacrer le temps libre gagné par la technique à ces
activités autonomes.
Conclusion
La libération du travail humain par la technique n’est
pas un phénomène qui advient automatiquement, par le simple fait de l’évolution
de la technique : c’est le fruit de décisions humaines, d’investissement
dans les recherches scientifiques et dans les technologies dans un domaine en
particulier, d’une volonté humaine d’automatiser certaines tâches et de les
organiser d’une certaine façon, comme le montrent les organisations tayloriste
et fordiste.
La technique ne dicte pas toute seule une
organisation du travail, c’est à l’homme de guider la technologie, car la
technologie reste un moyen mis à disposition de l’homme. La technique n’est
donc pas en soi la cause de la libération du travail humain : elle est seulement le moyen que l’homme
peut utiliser pour se libérer du travail humain. La technique reste donc un
moyen, que l’homme peut mettre au service de fins qu’il choisit : se
libérer de certaines tâches productives au profit d’autres tâches productives
(développer les services et biens de consommation) ou se libérer de certaines
tâches productives au profit de tâches non productives, autonomes pour Gorz.
La décision de l’organisation de la production peut
notamment se faire au niveau politique : comment l’homme veut-il organiser
le travail ? Quelle place voulons-nous consacrer au travail dans nos vies
individuelles et dans notre collectivité ?
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